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Désoccupé (1)

Article publié dans le n°1126 (16 avril 2015) de Quinzaines

« M’ennuyer ? Je ne m’ennuie jamais. Il y a toujours quelque chose à faire. » Voire. Celui dont le téléphone ne sonne pas ; et qui de plus commet le péché de laiss...

« M’ennuyer ? Je ne m’ennuie jamais. Il y a toujours quelque chose à faire. »

Voire.

Celui dont le téléphone ne sonne pas ; et qui de plus commet le péché de laisser passer le temps – le temps qui lui est encore donné – sans le mettre à profit.

Racheter des sacs pour l’aspirateur. En profiter peut-être pour passer acheter de nouvelles chaussures, le même modèle que les anciennes, stables – surtout, ne pas tomber –, qui me conviennent si bien, mais arrivent en bout de course. Il faut. Un « il faut » plus impérieux, plus indiscutable, aussi injustifiable au fond que celui qui me pousse à écrire ces lignes dont personne n’a besoin, personne que moi. Les chaussures aussi, c’est pour moi. Mais c’est en vertu de la même confrontation avec les autres : je ne veux pas être vu dans la rue avec des souliers en ruine, me retrouver sur le trottoir en chaussettes parce qu’une semelle aura lâché, je lutte contre la clochardisation qui guette un veuf âgé ; de la même façon que je résiste, avec une énergie discutable, contre l’image d’un écrivain qui ne pourrait plus rien écrire.

Accomplir les fonctions d’excrétion, que dans l’enfance on a appris à faire tenir dans le cours des heures : y penser avant qu’il soit trop tard et dès qu’on en sent l’envie, sans trop plus compter sur l’étanchéité des sphincters ; jadis ne pas pisser au lit, prendre ses précautions à l’école avant d’entrer en classe, s’essuyer soigneusement, se laver les mains, tout cela devient plus difficile et pesant avec l’âge. Le corps ne sait plus se vidanger régulièrement de lui-même, c’est devenu un souci (qu’il ne faut pas s’exagérer, de peur de l’accroître). Il devient impensable de se plier même en pensée à l’impérieuse succession de tâches matinales des marines lors de leur entraînement : shit, shower and shave. On est devenu impropre au service.

Si l’âge m’a néanmoins appris quelque chose, c’est à moins m’affoler : à essayer de prendre un peu de temps au moment même où il y a urgence. Nous partions tous les quatre en voiture en vacances en Grèce. À Brindisi, où venait d’avoir lieu un tremblement de terre (« terre-moto », entendait-on partout), lors de l’embarquement sur le bateau qui allait nous mener à Patras, les douaniers nous arrêtent : nos passeports ne mentionnent pas ma fille, âgée de cinq ou six ans. Nous n’y avions pas pensé. Ils sont inflexibles. Il leur faudrait au moins un livret de famille, sur lequel sa naissance et son identité soient mentionnées. Ce document est chez nous, à mille kilomètres. Tout est prêt, nos esprits sont tournés vers le départ. Je m’affole. Ma femme décide : - prends le bateau avec le garçon (et la voiture), je resterai à Brindisi, le temps de me faire envoyer ce document par un ami qui a les clefs de l’appartement. Sur le quai, je cherche de l’argent pour lui en donner, le portefeuille tombe, les billets s’éparpillent dans le vent marin de ma panique, je voudrais revenir en arrière, la veille, chez nous, pour penser à ce à quoi je n’ai pas pensé. Mais il ne s’agit pas de cela, il s’agit en quelques minutes de se séparer pour quelques jours, de répartir les affaires, de convenir d’un rendez-vous. Je ne sais pas décider ; heureusement, elle le fait à ma place. Ensuite, pour elle l’histoire se complique : dans la ville portuaire désorganisée par le sinistre, les services publics marchent mal, la poste pour téléphoner à l’ami secourable, puis pour recevoir le document éventuellement envoyé en express, a été évacuée. Il lui faudra la trouver, se mettre en relation, trouver un hôtel, une place sur le prochain bateau en espérant avoir reçu le papier à temps, et si possible profiter du moment, ne pas communiquer d’angoisse à l’enfant. Au bout de quelques jours, tout s’arrange. Mais une nouvelle fois j’ai rencontré mes limites, ma lâche émotivité. Expérience aussi humiliante et inoubliable qu’une dérobade sexuelle ou morale.

Ne pas paniquer : tout à coup, hier à 8 h 30, Internet tombe en panne. L’instant d’avant, ça marchait pourtant. Aurais-je arraché un fil par inadvertance ? Je regarde, mais non, les branchements sont sous la table, je n’ai pas pu y toucher. Je dois retrouver mon calme, me comporter en adulte (c’est dur) : je cherche dans le fouillis de mes papiers le numéro de téléphone du service de dépannage, appelle avec le portable puisque le fixe ne marche plus ; une personne aimable me répond et me guide pour « réinitialiser » le branchement, c’est long (elle est patiente, fait bien son boulot). Et ça remarche.

Pour ne pas paniquer, je me tourne souvent vers les autels intérieurs que j’ai dressés à ceux qui continuent de me guider. Ils ne me répondent pas, mais j’entends plus distinctement mes demandes.

« Si sur la route de la vie tu es arrivé à un certain point (par exemple, celui d’un âge avancé), peut-être vas-tu connaître les difficultés de cet état. Tu vas en avoir l’occasion. Ne la laisse pas passer en te plaignant inconsidérément de ce qu’on ne manquerait pas d’appeler un trouble et tout ce qui s’ensuit... Fais en silence sans te démonter (si tu le peux) les observations convenables, intéressantes au plus haut point et que bien des spécialistes t’envieraient et ne connaîtront jamais que de l’extérieur. » (Michaux, discrètement mais fermement, Poteaux d’angle).

Tous les calculs du « penser à », qui finissent, avec leurs rappels incessants, par constituer un emploi du temps serré (au bord du vide, du « rien à faire ») : penser à se mettre de la crème hydratante sur le visage à la peau desséchée ; à se couper les poils qui sortent des oreilles, à se tailler les sourcils ; à se couper régulièrement les ongles, dont la croissance indifférente ne cesse pas, cessera à peine à la mort ; à lessiver le linge. Sortir des rayons le volume de Tacite pour y choisir des passages à proposer au séminaire. Payer la taxe d’habitation. Tâches elles-mêmes en concurrence avec l’inertie, la paresse qui ne veut rien que jouer ou fumer des cigarettes pour tromper le temps, le consumer en petits bâtonnets de fumée âcre, ne pas penser à l’absence et à la privation. Le travail de ne rien faire, lui aussi, est prenant : un penchant impérieux.

Penser à : je préférerais penser à une personne que j’aime, et que j’attendrais.

Pierre Pachet