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L’impérieuse nécessité de nous sauver nous-mêmes

Cet ouvrage, appuyé sur une enquête approfondie, étudie avec brio l’immense transformation géopolitique qui accompagne l’avènement de l’Anthropocène, nouvel âge géophysique de la planète Terre engendré par l’agir humain.
Jean-Michel Valantin
Géopolitique d’une planète déréglée. Le choc de l’Anthropocène
(Seuil)
Cet ouvrage, appuyé sur une enquête approfondie, étudie avec brio l’immense transformation géopolitique qui accompagne l’avènement de l’Anthropocène, nouvel âge géophysique de la planète Terre engendré par l’agir humain.

Ce nouvel âge de l’Anthropocène est aussi géopolitique et stratégique, car « il met sous tension les cadres matériels, alimentaires, sanitaires, mais aussi politiques et stratégiques de l’humanité à l’époque de la globalisation ». La brutale accélération de cette dernière dessine un nouveau paysage politique marqué par la combinaison du changement climatique et de ses effets systémiques : migrations de masse, compétition effrénée pour les ressources et crise des régimes politiques contemporains.

Jean-Michel Valantin étudie tout d’abord la façon dont la révolution industrielle a transformé à la fois les paramètres de l’environnement planétaire et ceux de la guerre, cette dernière devenant du coup un moteur du développement des premiers pays en voie d’industrialisation et de la crise planétaire contemporaine. Dès le XIXe siècle, après l’embrasement continental par les guerres napoléoniennes, la révolution thermo-industrielle transforme la géopolitique mondiale ainsi que la géophysique planétaire en quelques décennies. L’auteur évoque une « grande hybridation militaire » pour qualifier les nouvelles dynamiques couplées de la géopolitique et des rapports de force militaires, d’où émerge le monde contemporain avec l’affirmation de l’avantage asymétrique acquis par les puissances européennes grâce à leur puissance de feu. En quelques années, la concurrence entre les nations se retrouve lourdement déterminée « par l’accès et par le contrôle des ressources en énergie fossile dont dépendent désormais les sociétés thermo-mécanisées modernes ». Cette hybridation franchit un seuil décisif avec les deux guerres mondiales du XXe siècle. La Première scelle l’entrée de la chimie dans les processus militaires ; puis celle-ci contamine très vite l’ensemble des activités industrielles et agricoles des sociétés industrialisées engagées dans ce conflit d’une ampleur et d’une violence inégalée. Céline résume cette abomination en la qualifiant d’« abattoir international en folie » dans son Voyage au bout de la nuit. L’empire tsariste n’y résistera pas, balayé par la révolution d’octobre 1917.

Le monde sera ensuite emporté par la vague d’industrialisation qui submerge les ensembles eurasiatique et nord-américain durant les vingt années suivantes, sous les poignes de fer de Staline à l’est et de Hitler à l’ouest. Son aboutissement, la Seconde Guerre mondiale, est une nouvelle montée aux extrêmes dans sa forme génocidaire, en particulier. Du point de vue géopolitique, elle marque le basculement décisif dans l’anthropisation de la planète, dont l’Amérique est un acteur majeur, engagée sur les façades atlantique et pacifique. La militarisation de l’Amérique y déclenche un nouveau cycle industriel, culminant avec le projet nucléaire Manhattan : « Les conditions physiques fondamentales de l’existence de la matière sont à présent retournées par le secteur militaro-industriel en conditions d’anéantissement », écrit l’auteur, qui souligne que le nucléaire crée un signal stratigraphique inédit marquant une nouvelle hybridation intime de la Terre et du système industriel en cours de globalisation ; ses corollaires sont l’explosion démographique et urbaine ainsi que la croissance économique et consumériste. Période marquée par un basculement caractérisé par de nouveaux couplages entre bouleversements stratégiques internationaux et manifestations de plus en plus violentes du changement climatique en cours. Elle a été initiée par la longue guerre des États-Unis contre l’Irak, condensant en quelque sorte tout le paradoxe géopolitique contemporain : à savoir le surplomb par la volonté états-unienne de soutenir, par la guerre si nécessaire, un modèle socio-économique que ses effets environnementaux en retour, comme le changement climatique, menacent directement. La position du déni de ce dernier par le président Donald Trump amplifie les effets de ce paradoxe.

Le pétrole est le support qui permet à l’ensemble des sociétés contemporaines de se déployer économiquement et spatialement ; et particulièrement aux États-Unis, où il a permis l’explosion des transports et l’extension de formes d’habitat en continuité « avec toutes les chaînes logistiques, industrielles et commerciales ». Dans la même dynamique, la pétrochimie est à l’origine des transformations des chaînes de l’agroalimentaire. De plus, et c’est essentiel, le pétrole est la condition première de la capacité de projection internationale de la puissance militaire américaine ; cette soif inextinguible d’or noir, dont dépendent l’existence matérielle et la reproduction du quotidien, « représente une force politique et géopolitique d’une puissance gigantesque » et elle explique la brutalité de l’engagement américain contre l’Irak en mars 2003. Plus encore, cette guerre est une tentative aveugle de « repousser les limites de la croissance » et de maintenir l’hégémonie américaine sur le monde globalisé. Tentative aveugle, car elle aggrave la déstabilisation d’une région au cœur de l’économie pétrolière mondiale ; aveugle, car elle élargit par vagues le déferlement des catastrophes climatiques sur le continent nord-américain : multiplication des ouragans dévastateurs ; épisodes de sécheresse à l’origine d’incendies géants ; fragilisation de l’ensemble des écosystèmes et de la production agricole – au point même que les faucons verts (climate hawks) du Pentagone s’emparent du problème dans l’élaboration de toutes leurs projections vers le futur. Ainsi les États-Unis s’installent-ils dans des paradoxes en cascade, pris dans la contradiction entre le maintien des conditions énergétiques de la croissance et la violence en retour des effets du changement climatique.

L’effet le plus spectaculaire du réchauffement climatique est la fonte accélérée de la cryosphère et la dislocation arctique ; la Fédération de Russie utilise massivement ce bouleversement géophysique pour renouveler les assises matérielles de sa puissance en transformant la géopolitique de la zone Russie-Asie-Europe et en s’appuyant notamment sur une puissante militarisation de l’Arctique russe. Les autorités du Kremlin mettent en route, avec un pragmatisme implacable, une grande stratégie de « redéploiement industriel et commercial à l’échelle de l’ensemble russo-asiatique », fondée sur l’aménagement de la grande voie maritime de 4 800 km le long du littoral sibérien allant de la frontière norvégienne au détroit de Béring. La sécurité de ce passage du Nord-Est s’appuie sur le renforcement spectaculaire de la flotte de brise-glace nucléaires et sur la construction à venir d’une nouvelle série de réacteurs nucléaires nécessaires à l’alimentation des nombreuses villes et infrastructures industrielles installées sur la côte et en mer. Dès 2008, le président russe Medvedev l’avait affirmé : « Notre tâche la plus importante est la transformation de l’Arctique en la base de ressources de la Russie au XXIe siècle. » Ce projet gigantesque attire de nombreuses sociétés, chinoises en particulier, et le développement rapide de la route du Nord-Est devient le support essentiel d’une immense convergence d’intérêts entre Russie et grandes puissances asiatiques. L’implication de la Chine, « empire du besoin », dans ces projets ne l’empêche pas de déployer ses propres infrastructures, en particulier la « nouvelle route de la Soie » : projet terrestre de construction d’une voie de chemin de fer partant de Chongqing, traversant le Kazakhstan, la Russie du sud au nord-ouest, la Biélorussie, pour aboutir à Berlin et à Londres ; projet maritime d’une route militarisée, sous contrôle chinois, ouvrant une libre circulation vers l’Iran et les Émirats arabes unis, et jusqu’à l’Afrique de l’Est.

La nouvelle géopolitique est aussi celle de l’« hypersiège » des sociétés humaines encerclées : Bangladesh sous la menace de l’inexorable montée de l’océan mondial ; Inde soumise à la répétition de sécheresses et d’insupportables canicules ; Moyen-Orient subissant la montée de la violence terroriste face à des États en crise et ayant perdu le monopole de la violence légitime que leur avait reconnu Max Weber il y a un siècle déjà ; Afrique saignée par des migrations de plus en plus massives sous l’effet de l’accélération du changement climatique. L’examen précis des situations prévalant en Irak, en Syrie et en Égypte met en évidence le lien étroit qui peut exister aujourd’hui « entre les situations de guerre et les situations d’effondrement », et ce à l’époque d’une crise sans précédent historique des paramètres environnementaux planétaires. Ce qui, selon Jean-Michel Valantin, nous place devant l’hypothèse d’une grande bifurcation de civilisation : ou bien nous subissons la violence extrême d’une « guerre mondiale de l’effondrement », ou bien nous nous hissons à la hauteur de ce défi : organiser une alliance stratégique mondiale pour atténuer l’Anthropocène. Ce livre majeur nous alerte sur l’impérieuse nécessité de nous sauver nous-mêmes, en conservant une terre vivable pour tous. Il s’agit de nous projeter dans un avenir commun « qui soit non pas dangereux et stérile, mais vivant et fécond ».

Jean-Paul Deléage