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"Le Grand Art" de Barnett Newman

Article publié dans le n°1038 (16 mai 2011) de Quinzaines

« Un artiste peint pour avoir quelque chose à regarder ; parfois il doit écrire pour avoir aussi quelque chose à lire. » L’auteur de ces lignes, Barnett Newman (1905-1970), fut le peintre que l’on sait. Son œuvre peint est limité en nombre : 122 peintures, 83 dessins, 41 gravures. Voici, réunis pour la première fois en français, les écrits du théoricien de l’art se faisant aux États-Unis, l’accompagnement du « Grand Art » selon les mots de Clément Greenberg.
« Un artiste peint pour avoir quelque chose à regarder ; parfois il doit écrire pour avoir aussi quelque chose à lire. » L’auteur de ces lignes, Barnett Newman (1905-1970), fut le peintre que l’on sait. Son œuvre peint est limité en nombre : 122 peintures, 83 dessins, 41 gravures. Voici, réunis pour la première fois en français, les écrits du théoricien de l’art se faisant aux États-Unis, l’accompagnement du « Grand Art » selon les mots de Clément Greenberg.

On trouvera dans cet ouvrage, traduits au mieux, et admirablement commentés, des textes fondateurs, et aussi des inédits.

Le Sublime est pour maintenant (The Sublime is Now, 1948) rassemble les positions constantes de Barnett Newman. On peut les résumer ainsi : antiformalisme, redéfinition de l’art moderne à partir de l’impressionnisme, rejet d’un art de la sensibilité, recherche des sources les plus profondes de l’inspiration créatrice, recherches pour identifier le vrai sujet de l’art moderne en Amérique. Barnett Newman analyse avec pénétration l’évolution de la pensée artistique depuis « l’invention de la beauté » par les Grecs. À cette pensée il oppose le « désir de sublime ». Il s’accompagne du « désir de détruire la beauté qui donna son impulsion à l’art moderne ». Par contre, « nous réaffirmons le désir, naturel à l’homme, de ce qui exalte, de ce qui interroge notre rapport aux émotions absolues (…). Nous créons des images dont la réalité s’impose d’elle- même, à la fois sublimes et belles, débarrassées de tout appui ou béquille qu’on puisse associer à des images périmées ».

Une œuvre, Onement I, est devenue l’archétype de l’œuvre nouvelle de Barnett Newman ou l’archétype de cette Nouveauté tout court. Ce tableau de 1948 conservé à New York au MoMA est célèbre : une huile sur toile, de petite dimension (69 x 41 cm), partagée de haut en bas par un ruban adhésif : deux rouges cadmium d’intensité et d’épaisseur différentes. Barnett Newman pouvait faire comme il avait déjà fait : arracher le ruban et mettre à nu la sous-couche. Or au lieu du geste prompt attendu, Newman passe neuf mois à méditer devant son travail sans se résoudre à l’arrachage du ruban. L’anecdote est entrée dans l’histoire de l’art : le peintre décrète que l’œuvre inachevée est achevée. On a parlé à ce sujet « d’abstention active ». La bande verticale définit pour Newman la structure de l’œuvre : le tableau (picture) est devenu peinture (painting).

Une « conversion », une quête terminée. Quelle en était la fin ? Yve-Alain Bois, dans l’essai pertinent qui accompagne les textes du peintre, avance que c’était « la quête de son véritable sujet ». Dans cette première moitié du XXe siècle flotterait l’idée de la recherche de quelque chose à peindre. L’origine de la méditation sur ce thème peut se convertir en méditation sur l’Origine, qui s’appuie d’abord sur la thématique de la germination (par exemple ce titre d’œuvre Genesis moment). Cette germination conduit à un art abstrait qui se distingue fondamentalement de l’abstraction géométrique : ce titre Death of Euclide. Ce n’est pas une « idée pure » à quoi Newman a donné sa forme après Onement I. Ses peintures sont des concrétions de sentiments spécifiques et distincts, à éprouver tableau par tableau, dit-il.

Aussi, son intérêt le porte-t-il loin de Mondrian et près de Miró. Dans les textes qu’il a réunis sous le titre « l’image plasmique » (plasmique = façonnée), Barnett Newman, entre une rétrospective Mondrian en 1945 et la présence des surréalistes européens à New York, procède à l’évaluation de son héritage artistique et de l’évolution possible de l’art américain.

Il stigmatise avec vivacité « le purisme fanatique » de Mondrian. Une conception qui repose sur de la mauvaise philosophie et une logique fautive : « Quelle logique y a-t-il à affirmer que puisque le monde est fait de lignes verticales et horizontales, un tableau constitué des mêmes lignes est donc le monde lui-même ou sa représentation fidèle ? »

À une époque où ont été résolus les problèmes techniques du langage, ne l’a pas été celui de l’expression : « la nouvelle peinture est donc un art expressif, même s’il ne s’agit plus des sentiments personnels du peintre ».

Barnett Newman suit l’appréciation de J. J. Sweeney, quand il met en relief chez Miró son rôle d’initiateur « de nouvelles abstractions objectives ». Miró se distingue des surréalistes qui peignent comme Meissonier.

Mais il n’y a pas d’art sur Rien. Newman a sa curiosité aiguisée par ses voyages en Europe, ses lectures (les philosophes et aussi Jules Laforgue) par sa réflexion sur l’après-guerre. En 1948 il écrit un essai, trop long pour être publié Tiger’s Eye et que l’on peut lire ici sous le titre Un sentiment nouveau de la fatalité.

Occidentaux structurés par les modèles esthétiques grecs, nous sommes néanmoins plus sensibles aujourd’hui à un fétiche des îles Marquises. Le surréalisme a rencontré plus d’une fois ce problème. Chirico en fournit un exemple parmi d’autres : « Chirico ne put user de la forme grecque que pour exprimer le désir ardent d’une Grèce perdue. Sitôt qu’il essaya de dire plus que son désespoir, il sombra dans l’inanité. »

Cependant ce que révèle l’art surréaliste, c’est sous « le réalisme et l’idéalité de surface, l’étrangeté du monde primitif de la terreur (…). Nous savons maintenant à quelle terreur nous attendre. Hiroshima nous l’a montré. Nous ne sommes plus face au mystère ». Les réflexions de Barnett Newman sur le théâtre grec le conduisent à cette conclusion qui bat en brèche les idées simplistes sur son œuvre souvent resté énigmatique : « Dans cette nouvelle tragédie qui se joue comme sur la scène d’un théâtre grec, sous le régime de ce nouveau sentiment de la fatalité que nous avons nous-mêmes créé, des artistes commettront-ils la même erreur que les sculpteurs grecs en s’adonnant à un art de l’extrême raffinement, un art de la qualité, de la sensibilité, de la beauté ? À l’instar des auteurs grecs, attachons nous plutôt à tailler en pièces la tragédie. »

À New York, devant le Seagram building, a été installée la grande sculpture en deux pièces nommée Broken Obelisk (conçue en 1963, réalisée en 1967). C’est l’une des six sculptures que Newman ait réalisées. Pointe à pointe, sur un axe vertical, une pyramide à l’assise au sol, et un obélisque inversé.

Au sujet de la verticalité articulant l’œuvre de Barnett Newman, Jean-François Lyotard écrivait en 1988 dans L’Inhumain : « La verticalité chez Newman ne connote pas seulement l’élation, l’arrachement au sol de l’abandon et du non-sens. Elle ne se dresse pas seulement, elle descend et foudroie. »

Ce beau livre de plus de 500 pages, comme tous les précédents publiés par Jean Clay à ses éditions Macula, nous donne de quoi voir, lire, mieux comprendre l’art. Ici, grâce aux textes de Barnett Newman, et de quelques interprètes, ainsi qu’aux commentaires de l’éditeur à qui nous devons beaucoup.

Georges Raillard