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"Victime émissaire" selon René Girard

Article publié dans le n°1034 (16 mars 2011) de Quinzaines

 La théorie sacrificielle de René Girard a désormais trouvé son expression plénière au terme de cinquante années de travaux, et les ouvrages de ce penseur se trouvent mis en perspective les uns par rapport aux autres, depuis "Mensonge romantique et vérité romanesque" (le « désir mimétique »), "La Violence et le Sacré" (l’exacerbation de la crise, les doubles, le sacrifice), Des choses cachées depuis le commencement du monde (le sacrifice à l’origine des cultures, la révélation chrétienne de l’innocence des victimes). D’autres livres ont apporté des arguments nouveaux, tenté de réduire des malentendus.
Raymund Schwager
Avons-nous besoin d’un bouc émissaire ? (Flammarion)
René Girard
Achever Clausewitz (Flammarion (Champs essais))
René Girard
Sanglantes origines. Entretiens avec Walter Burket, Renato Rosaldo, Jonathan Z. Smith (Flammarion)
 La théorie sacrificielle de René Girard a désormais trouvé son expression plénière au terme de cinquante années de travaux, et les ouvrages de ce penseur se trouvent mis en perspective les uns par rapport aux autres, depuis "Mensonge romantique et vérité romanesque" (le « désir mimétique »), "La Violence et le Sacré" (l’exacerbation de la crise, les doubles, le sacrifice), Des choses cachées depuis le commencement du monde (le sacrifice à l’origine des cultures, la révélation chrétienne de l’innocence des victimes). D’autres livres ont apporté des arguments nouveaux, tenté de réduire des malentendus.

Avec Achever Clausewitz (paru en 2007, reparu à présent avec une postface inédite), la pensée de René Girard, enrichie par la présence d’un précieux interlocuteur, Benoît Chantre, intéressé sans être docile, aborde avec audace et une vigueur prophétique nouvelle des thèmes qui le hantaient et que l’actualité a remis en lumière : le terrorisme, la guerre, la « montée aux extrêmes », à travers les guerres et au-delà des guerres. Ce dernier thème, c’est dans le traité posthume de Clausewitz, De la guerre, que les deux interlocuteurs le repèrent, texte écrit à l’occasion de la défaite de la Prusse en 1806, en considérant que le théoricien militaire n’est pas allé jusqu’au bout de ses analyses, et qu’il convient donc de les « achever », comme de dépasser la lecture rationaliste et politiste qu’en a faite Raymond Aron, et de les porter jusqu’au point où elles peuvent rencontrer la vision apocalyptique de René Girard, qui pour la première fois s’appuie sur l’examen de l’Histoire (celle de l’Europe).

Ces entretiens sont d’une étonnante liberté de ton et d’une grande invention : concernant la rivalité franco-allemande, la position de Hölderlin à l’égard du christianisme, la tentative de Mme de Staël de favoriser un rapprochement franco-allemand, voire l’« étrange défaite » de 1940 ou de Gaulle, vu ici avec une admiration qui n’empêche pas la lucidité, on a le sentiment que les choses se mettent en place aisément et de façon convaincante à la lumière de « l’hypothèse ». Ce qui met le lecteur en confiance, c’est que René Girard reconnaît avoir cru trop naïvement (par exemple dans Des choses cachées…) que la révélation chrétienne sur la violence, telle qu’il l’interprétait, pouvait suffire à amener la réconciliation des hommes. Il pense autrement aujourd’hui : « Il faudra toujours plus de violence avant la réconciliation. »

Née d’une méditation très originale sur le roman, la pensée de René Girard s’est, à travers des approfondissements successifs, orientée vers l’anthropologie, au sens d’une réflexion sur la violence et son origine « mimétique ». Il paraîtrait donc naturel de la voir confrontée à des conceptions concurrentes sur ce même sujet. Sanglantes origines est issu d’une telle confrontation organisée en Californie en 1983 entre René Girard, Walter Burkert, professeur de philologie classique à Zurich, dont le livre Homo necans, sur les rites sacrificiels grecs, a paru la même année 1972 que La Violence et le Sacré ; Renato Rosaldo, qui a étudié une société de « chasseurs de têtes » aux Philippines, et Jonathan Z. Smith, qui étudie les théories anthropologiques avec un plaisant scepticisme.

La rencontre débute par un exposé de René Girard (dont la thèse est au centre des entretiens), qui met à nouveau en valeur la lumière que jettent les « textes de persécution » médiévaux (par exemple un poème de Guillaume de Machaut), pour lesquels la culpabilité des victimes émissaires ne fait pas de doute, comme elle ne fait pas de doute pour les mythes derrière lesquels lui détecte une mise à mort sacrificielle masquée. Cet exposé permet à René Girard de préciser que le sens dans lequel il prend l’expression « victime émissaire » est le sens courant, « psychosocial » (quand on dit spontanément que le mécontentement d’un groupe se polarise sur un « bouc émissaire »), et non le sens biblique ni le sens anthropologique. Les diverses réactions de ses interlocuteurs (Burkert plus intéressé par le rôle de la chasse dans le processus d’hominisation, Rosaldo proche de Girard, Smith se tenant à distance des explications généralisantes) ne témoignent pas d’un véritable dialogue, dans la mesure où René Girard ne cède rien, préoccupé avant tout de faire comprendre et admettre sa conception. Néanmoins la diversité des compétences de chacun amène des confrontations brèves mais utiles : les sacrifiants étudiés par Rosaldo éprouvent-ils de la culpabilité ? Notre répulsion (ou celle de René Girard) devant leurs pratiques n’est-elle pas symétrique de leur répulsion devant la brutalité sans bornes des armées occidentales ?

En Raymund Schwager, théologien autrichien, René Girard a trouvé un ami, un interlocuteur et un allié, qui recherche dans le détail, dans l’Ancien et le Nouveau Testament, des points d’appui textuels à la démonstration de René Girard, qu’il approuve pleinement : « Les temps semblent devenir lentement mûrs pour discerner la vérité cachée à propos de la violence. » On l’a vu, Girard lui-même semble devenu plus hésitant sur ce point.

Pierre Pachet

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