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Anne et Patrick Poirier : "La Fabbrica della Memoria"

Anne et Patrick Poirier sont de ces rares artistes qui ne doivent rien qu’à eux-mêmes. Et qui s’adressent à nous – fût-ce par des voies détournées. À nous aux prises avec notre présent, notre futur, notre mémoire. Ils en tirent des œuvres qui sont toutes des figures d’intelligence, de culture et de sensibilité.

EXPOSITIONS
Vertiges / Vestiges
Chapelle Saint-Charles, Avignon.
Jusqu’au 30 septembre, du mercredi au lundi.
Ruines et mémoire
Maison René-Char, Hôtel Campredon, L’Isle-sur-Sorgue.
Jusqu’au 11 octobre.

 

PUBLICATIONS
ANNE ET PATRICK POIRIER. VERTIGES / VESTIGES
Catalogue de l’œuvre. Préfaces de Marc Augé et Damien Sausset.
144 p., 150 illustrations en couleur, 30 €
L’ATELIER DE ANNE ET PATRICK POIRIER
Photos prises par les artistes. Entretien avec Evelyne Artaud.
Thalia éditions, 76 p. illustrées, 28 €

Anne et Patrick Poirier sont de ces rares artistes qui ne doivent rien qu’à eux-mêmes. Et qui s’adressent à nous – fût-ce par des voies détournées. À nous aux prises avec notre présent, notre futur, notre mémoire. Ils en tirent des œuvres qui sont toutes des figures d’intelligence, de culture et de sensibilité.

Ces figures, je les appellerais des reliefs : reliquiae, en latin (le latin n’est pas absent des figures des Poirier) – restes (réels ou reconstitués), reliques (le sacré hante cette œuvre), reliefs sculpturaux (de toutes matières, y compris le voile).

À l’origine de l’œuvre des deux artistes, nés l’un et l’autre en 1942, une rencontre quasi fortuite. Tous les deux en arrêt, au Louvre, devant Les Bergers d’Arcadie de Poussin, toile dite aussi Et in Arcadia Ego, titre, dont l’évidence apparente et la complexité, était bien fait pour les attacher. Ce sera entre eux, et à l’œuvre commune, un attachement constant, fondé sur une commune orientation du regard et de l’esprit.

Attache à des paysages, toutes frontières ignorées. Attache à leur passé : les destructions opérées par les bombardements à la fin de la guerre – à Marseille, souvenir d’Anne, à Nantes pour Patrick dont le père y est tué. Les champs de ruines et les monuments de la mémoire, insistance et fragilité, agissent durablement sur le couple. Un passé analogue. Et sa transformation, sa réalisation, dans les méandres et les enrichissements d’une vie où s’entrelacent des voyages, des livres, des découvertes.

Et à présent, un drame personnel. La mort, il y a sept ans, de leur fils unique, Alain-Guillaume, musicien. Le catalogue de l’œuvre lui est dédié. Sa présence parcourt toute l’œuvre de ses parents.

Leur itinéraire commun commence à Rome. À la Villa Médicis où Anne et Patrick Poirier, titulaires du Grand Prix de Rome de sculpture, sont pensionnaires. Un séjour à la Villa de trois ans, coupé de voyages vers un étranger plus lointain. En particulier Angkor. Mais Anne s’enthousiasmera aussi bien pour Los Angeles.

L’habitude de ces éloignements leur est restée. Si bien que beaucoup de leurs œuvres ont été réalisées ou projetées loin de Paris. Pour Documenta, pour un immense cimetière près de Milan, pour une biennale en Corée du Sud où ils découvrent que la végétation y a été systématiquement arrachée.

S’ils ignorent les frontières, ils sont sensibles aux ajointements, voire aux superpositions des territoires de pensées, de culture, du présent et du passé, de la vie et de la mémoire, ce passage fragile et actif subsumé sous le concept abstrait de mémoire.

Cette année, en France, deux expositions d’Anne et Patrick Poirier s’offrent à nous. À peu de distance l’une de l’autre. À la chapelle Saint-Charles d’Avignon, bel édifice baroque. À L’Isle-sur-Sorgue (ou « la Sorgue », on trouve les deux chez René Char dont le nom été donné à l’Hôtel Campredon). Vertiges / Vestiges à Avignon. Ruines et Mémoire à l’Isle. Les pièces s’enchaînent, tirent un parti vivifiant des lieux, de la lumière et de l’ombre, et du miroitement des figures qui mettent le visiteur au cœur de ce qui s’inscrit dans le regard, la confrontation des objets rencontrés ou feints et aussi les mots – veRtiges / veStiges – en marche biaise. Anne récuse la définition d’architecte. L’origine de l’œuvre est pourtant dans l’architecture. Plus précisément dans la promenade architecturale. Celle que les deux hôtes de la Villa Médicis accomplissait chaque matin, de leur appartement à l’atelier. Ils cheminaient sous le regard des statues. Des « hermes », comme les archéologues nomment ces stèles, hautes bornes surmontées de têtes, évoquant Hermès, « Dieu des voyageurs et des carrefours ». De quoi requérir l’attention des deux pensionnaires. Ils écrivent en face de ce cortège d’étranges figures de ces « hermes » : « Éphigies de personnages mythologiques qui semblaient nous suivre du regard. De ce regard vide des statues qui vient encore nous parler du fond du temps et tentent de nous transmettre d’énigmatiques messages. »

Le catalogue est en partie double – des images, de très belles photos – et, en face, des textes rédigés par les deux artistes. On ne saurait se dispenser de recourir à ce catalogue remarquable – qualité typographique, vues de l’œuvre, textes mêlant lumière et ombre… Il balise notre regard, nous ouvre au monde des Poirier. Sans le simplifier, il nous introduit à la complexité et à la fragilité du nôtre. De Rome, ville de la mémoire, ils arpentent les ruines d’Ostie. Ostia Antica fut dévorée. Par le temps. Là naît chez les deux jeunes artistes leur intérêt pour l’urbanisme et l’architecture, leurs fondements et leurs implications. Une architecture au sens large, actif. Paysages mentaux, ponts entre les figures, les organes, les végétaux, les mots, les rapports mouvants, sur fond de mémoire.

Parmi beaucoup d’œuvres on peut s’attacher profondément (c’est mon cas depuis les débuts de l’œuvre dont j’ai signalé la force dans La Quinzaine) à quelques-unes. Ainsi la construction Sparire nel silencio (2005). Cette pièce composée de textures légères, marque un passage capital dans l’œuvre du couple Poirier. Ils écrivent : « Le passage des métaphores très narratives et descriptives à des visions de plus en plus épurées, de villes entières à des diagrammes conceptuels. Le voile ouvre ses possibilités multiples à la réflexion. Y compris sur la mémoire. Il conjure un double risque inhérent à la mémoire : s’abîmer dansle mirage de la mémoire, et disparaître dans le silence de la mémoire. »

« Disparaître dans le silence. » C’était le titre d’une composition musicale de leur fils. Ici, le voile, des tentures en enfilade. « Fouilles – construire, couvrir-découvrir appartenaient au vocabulaire de l’archéologie et de la psychanalyse. Avec voiler-dévoiler, on met un pied dans l’espace du sacré, du poétique. »

Les voiles, tenus et flottants, « brodés de paroles énigmatiques recouvrent des miroirs elliptiques dans lesquels le spectateur se reflète et se fond. »

On ne saurait gloser sur ce que les artistes disent exactement.

En même temps que paraît chez Gallimard l’indispensable catalogue de l’œuvre, paraît, dans la collection « Ateliers d’Artistes » de Thalia, un entretien avec les Poirier mené, très bien, par Évelyne Artaud. Les photos sont prises par les deux artistes. Cet ouvrage nous conduit, en suivant ces images de haute qualité, dans la création quotidienne d’une vie d’artiste.

Nourrie des souvenirs d’Italie. À quoi succède l’atelier provençal dans la période où s’élabore (dessins et études) Casa Memoria (2005). Sur une autre table de l’atelier, les matériaux fragiles destinés à d’autres projets : nervures des feuilles, celles d’encéphales en liaison avec des dessins abstraits. Une écriture indéchiffrable.

L’on surprend aussi les préparatifs de Vestiges / Vertiges à installer à Avignon : l’architecture baroque abrite une échelle à hauteur infinie, comme une autre, dans un champ, va au ciel mythologique et sacré. Au sol, des miroirs brisés.

Cette œuvre, d’une grande perfection formelle, récuse toute préoccupation de l’art pour l’art. C’est aussi par là qu’elle nous touche. Ces élaborateurs disent : « Notre recherche artistique s’intéresse à l’histoire de ce qui nous entoure, soit physique, soit spirituel, soit mental. »

Cette recherche ne se figure pas aisément. Elle est faite de troublantes évidences et d’ouvertures complexes au terme d’issues dérobées.

L’exemple le plus achevé, me semble-t-il, de la construction des figures qui constituent l’œuvre, je la trouverais dans la Fabbrica della Memoria (2006).

Une « petite chambre à ciel ouvert, construite au bord d’un petit lac, au fond d’un parc d’une villa florentine, la Màgia. Un petit espace elliptique (l’ellipse est toujours à considérer dans ses deux acceptions, la géométrique et la rhétorique). Une porte triangulaire très basse. À l’intérieur, une table d’orientation dans la pierre de laquelle on peut lire ces mots gravés : sogno, oblio, emozioni, ragione, osservazione, intuizione, immaginazione, creazione reliés entre eux par des lignes colorées. Sur les murs sont gravés d’autres mots, comme malinconia, caos, serenità, etc.

Le promeneur peut se reposer un moment à cette table, et, tout en contemplant l’eau calme du lac, tenter de comprendre la signification de cet « étrange graphique ».

Anne et Patrick Poirier, depuis longtemps, font de nous ce promeneur qui pénètre avec crainte et bonheur dans l’espace où se fondent les images du rêve et de la mémoire.

Georges Raillard

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