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Article publié dans le n°1110 (01 août 2014) de Quinzaines

On ne peut éviter, quand on lit la "Trilogie de Corfou" du zoologiste et naturaliste Gerald Durrell, de penser au "Quatuor d'Alexandrie" de Lawrence Durrell. Les deux auteurs sont frères, les titres en miroir, et la "Trilogie" plonge avec délices dans le monde animal et végétal de l'île grecque comme "Le Quatuor" plongeait dans les tréfonds et les bas-fonds de la ville égyptienne. La ressemblance s'arrête là mais les liens persistent tandis que les divergences s'affirment, Gerald semblant avoir souhaité, au moins dans l'enfance, s'affirmer vis-à-vis de son frère.
Gerald Durrell
Le jardin des dieux. Trilogie de Corfou, tome 3
On ne peut éviter, quand on lit la "Trilogie de Corfou" du zoologiste et naturaliste Gerald Durrell, de penser au "Quatuor d'Alexandrie" de Lawrence Durrell. Les deux auteurs sont frères, les titres en miroir, et la "Trilogie" plonge avec délices dans le monde animal et végétal de l'île grecque comme "Le Quatuor" plongeait dans les tréfonds et les bas-fonds de la ville égyptienne. La ressemblance s'arrête là mais les liens persistent tandis que les divergences s'affirment, Gerald semblant avoir souhaité, au moins dans l'enfance, s'affirmer vis-à-vis de son frère.

On se souvient que le héros un peu falot du Quatuor avait émigré sur une île grecque pour se mettre à écrire, après ses démêlés avec les femmes, les hommes et la politique égyptienne. Or, on apprend dans la Trilogie que la famille Durrell avait élu domicile dans une grande maison située à Corfou. Le séjour dura de 1935 à 1941 et marqua durablement chacun des deux frères.

C’est Lawrence qui entraîna sa famille à Corfou. À cette époque, il n’avait que vingt-trois ans et une vie déjà bien remplie derrière lui. Né en Inde, comme ses parents et son frère Gerald, puis élevé en Angleterre, il refuse d’entrer à l’université, veut devenir écrivain et se marie. C’est donc à six que débarque la famille : la mère, Dixie, le fils aîné, Lawrence, accompagné de sa femme, ignorée dans le récit, la sœur, Margo, le frère cadet, Lesly, enfin le benjamin, Gerald.

Les relations avec la mère, bon ange protecteur, et entre frères et sœur nourrissent des gags et des mésaventures un peu répétitives mais savoureuses. Lawrence est coléreux, autoritaire. C’est un homme cultivé qui lit, voyage beaucoup, a de nombreuses relations hors du clan familial. Margo cherche l’âme sœur. Leslie manie les armes comme d’autres les jouets. Quant à Gerald, alors âgé d’une dizaine d’années, il s’intéresse déjà passionnément aux animaux et à la luxuriante nature de l’île, sous la conduite et le savoir d’un Corfiote haut en couleur, l’omniscient Theodore.

De cette enfance vécue dans une Grèce qui semble originelle, Gerald tira plus tard sa vocation. Si Le Quatuor d’Alexandrie aide encore à comprendre les intérêts contradictoires des Anglais, Égyptiens, Turcs et Chypriotes et donne envie de se plonger dans leur histoire, la Trilogie de Corfou nous immerge dans les replis secrets d’un monde naturel dont on oublie trop souvent la flamboyance et l’épaisseur. Gerald passa sa vie à faire connaître, à exalter et à défendre la diversité de la vie animale et végétale de notre planète, et créa la fondation qui porte son nom et poursuit son œuvre. La lecture du troisième tome de la Trilogie de Corfou, Le Jardin des Dieux, jusqu’à aujourd’hui inédit en France, peut être profitable aux citadins que la plupart d’entre nous sommes devenus.

Dès le premier chapitre, le titre, « Des chiens, des lérots et du désordre », et l’épigraphe (de Carlyle), « L’innommable Turc devrait être immédiatement éliminé du débat », donnent le ton. Puis on est invité à goûter « les pastèques à la chair aussi craquante et fraîche que de la neige rosée... les pêches, orange ou roses comme la lune des moissons... les figues vert et noir... les cétoines dorées... », tandis que les arbres gémissent « sous le poids des cerises, si bien qu’on eût dit que quelque grand dragon s’était fait tuer dans les vergers, éclabous- sant les feuilles de gouttes de sang écarlate et lie-de-vin... »

Construit sur le même schéma que les suivants, ce chapitre nous raconte comment, un matin, le petit Gerald médite une expédition dans l’île pour ramener dans sa chambre, véritable zoo miniature, des animaux qu’il ne possède pas encore – notamment un bébé aigle ou vautour –, à la quête desquels il part, suivi par ses quatre chiens, eux-mêmes adoptés. Du vautour, difficile à capturer, Gerald passe au lérot, « sans doute l’un des rongeurs d’Europe les plus attrayants », qui fera ses petits dans la cage où le jeune garçon l’a logé. Le lérot prenant peu de place, la famille – et surtout Lawrence, dit Larry– ne réagit pas. Mais la deuxième expédition s’avère plus dangereuse pour la bonne entente familiale.

Mamie Kondos, « une douce et gentille veuve d’environ 80 printemps, qui habitait avec ses trois filles célibataires et, à mon avis, impossibles à caser, dans une ferme crasseuse », convainc Gerald d’emporter un petit chiot qu’il a soigneusement choisi dans la portée de onze, mise au monde par la chienne Lulu. C’est le début d’une série de péripéties. Le chiot emporté par Gerald n’est pas celui qu’il désirait. Il retourne à la ferme, découvre que les dix chiots restants viennent d’être enterrés vivants et, bouleversé, les ramène tous chez lui, encore suffocants et couverts de boue. Dixie, la mère, se laisse attendrir mais Larry ironise méchamment : « En moins de deux, on se retrouve envahi par les bestioles. Bon sang, c’est comme si on rejouait la création en pire. » Là-dessus s’invitent à la maison-arche de Noé un Turc suivi de ses trois femmes, grand admirateur de la sœur Margo et désireux de l’épouser. Larry parvient à le chasser en lui offrant de doter Margo des « onze chiots pas encore sevrés ».

Si l’écriture et la composition de la trilogie n’ont pas de quoi surprendre, la passion et la bonne humeur de Gerald Durrell sont communicatives et rafraîchissantes.

Marie Etienne