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Aspects de Glenn Gould

Professeur à Toronto, la ville qui a vu naître et mourir Glenn Gould (1932-1982), Mark Kingwell nous propose une « biographie philosophique » de l’illustre pianiste, dont on réédite en même temps un livre d’entretiens.
Mark Kingwell
Glenn Gould (Boréal)
Glenn Gould
Entretiens avec Jonathan Cott (Les Belles Lettres (Le Goût des idées))
Professeur à Toronto, la ville qui a vu naître et mourir Glenn Gould (1932-1982), Mark Kingwell nous propose une « biographie philosophique » de l’illustre pianiste, dont on réédite en même temps un livre d’entretiens.

Kingwell nous met en garde, une biographie est souvent une entreprise chimérique qui transforme ce « fourre-tout (1) » qu’est chaque vie en un cheminement linéaire, une entreprise où, au moyen d’une reconstitution rétroactive du récit, la cohérence cherche à chasser la contingence. « Toute narration suppose cela même qu’elle prétend trouver », nous dit l’auteur, qui prend pour cette raison le parti de raconter l’histoire de Gould comme on considérerait selon plusieurs points de vue le même objet. À la fin de sa vie, Gould ne tenait d’ailleurs même plus à entretenir l’illusion d’un moi unifié. Ainsi ses idées sur la musique ont-elles pu paraître contradictoires, provocatrices.

Il en va de l’histoire de la musique et de la description des œuvres elles-mêmes comme de la vie des êtres humains : on voudrait qu’elles se soumettent au principe de l’enchaînement causal. Mais, se demande Kingwell, la structure que nous percevons dans un morceau de musique réside-t-elle dans la pièce elle-même ou dans notre désir qu’elle possède un sens ? Ce mot de « structure » est essentiel quand on envisage l’approche gouldienne de la musique. Ce qui importait pour Gould, c’était de révéler l’ossature, l’archè au sens de « premier principe », de chacune des pièces qu’il interprétait. D’où sa faculté de jouer des œuvres qu’il n’aimait pas, de les évaluer « en fonction de critères esthétiques qui constituent en fait des critères moraux ». Selon lui, dévoiler une architecture par définition invisible fait de l’interprète un cocréateur. Gould, en jouant une œuvre, met au jour l’Idée que celle-ci exprime, qui lui est strictement immanente, qui ne dépend pas de sa réalisation conjoncturelle ; ainsi, les œuvres de Gibbons (musicien anglais du début du XVIIe siècle), l’un de ses compositeurs préférés, semblent davantage faites selon lui pour la mémoire ou pour l’œil que pour l’oreille. Et cette Idée qui s’attache à une œuvre, le compositeur ne la comprend pas forcément mieux que l’interprète. Comme le dit Kevin Bazzana, « Gould a la conviction qu’un interprète est une force créatrice non assujettie aux limites de la vision du compositeur (2) ».

Pourquoi les interprétations de Gould ont-elles été si souvent qualifiées d’« extravagantes » ? Gould lui-même répond à cette question dans les entretiens qu’il a accordés, sous la forme de conversations téléphoniques, à Jonathan Cott : « ce contre quoi s’élèvent tous les critiques ne correspond en réalité qu’à la négation d’un ensemble d’attentes qui ont perverti leur écoute ». Est extravagant ce qui n’est pas conforme à la tradition. L’importance accordée à la « tradition » s’explique par la rareté, dans certains répertoires, des indications données par le compositeur à l’interprète, lequel ne peut alors s’appuyer sur le seul respect du texte. Chez Bach, notamment, pas ou peu d’indications de tempo, d’articulation, etc. À quelle vitesse faut-il jouer ? Faut-il jouer staccato ou legato ? La plupart des maîtres, se fondant sur l’usage, enseignent qu’il convient de détacher les croches et de lier les doubles croches. Et si, au contraire, on liait les croches et qu’on détachât les doubles ? Gould a fait souffler sur l’interprétation un vent d’audace et de liberté.

Gould avait à peine plus de trente ans quand il renonça à se produire sur scène. Pour lui, le concert tenait plus des jeux du cirque ou de la corrida que de l’art. Il détestait la compétition, le sensationnalisme, et prêtait aux auditeurs des concerts des penchants sanguinaires. Rien peut-être ne peut davantage satisfaire un auditeur que d’entendre dans l’imperfection d’exécution qu’il décèle l’écho de ses propres ratages. Quant aux applaudissements, Gould y voit « une illusion de participation et l’isolement définitif et cruel de l’interprète (3) ».

Médium à part entière, les enregistrements ont donc pour Gould totalement supplanté les exécutions publiques. Gould, qui était un philosophe en ce que rien n’allait de soi pour lui, rejetait les idées reçues du type de celle qui juge évident qu’une personne un tant soit peu musicienne préférera toujours assister à un concert plutôt que d’écouter un disque. L’enregistrement compromettrait l’art en le mécanisant, en le déshumanisant… Par la multitude de prises qu’il autorise (on peut le rapprocher sur ce point du cinéma), l’enregistrement peut, au contraire, donner lieu à une version plus satisfaisante d’une œuvre que le concert. Il n’y a ici, nous dit Kingwell, ni dissimulation ni faux-semblant, aucune réalité à démasquer sous l’apparence : ce n’est pas la provenance concrète des éléments constitutifs qui compte, la musique n’étant « rien d’autre que ce qu’on nous donne à entendre ».

Son accoutrement, ses tics, son chantonnement (dans lequel « c’est l’œuvre dans son Idée qui s’énonce, se cherche et s’invoque (4) »), sa chaise pliante qui le faisait se tenir très bas, la tête presque posée sur le clavier (pour renforcer le contrôle qu’il exerçait sur son jeu, disait-il), tout cela a fait de Gould un « excentrique », ce dont il s’est expressément défendu. On peut être génial sans être excentrique, et l’inverse est encore plus vrai. Il se trouve que les deux propriétés coexistaient chez lui. L’évocation par Kingwell d’une opposition qu’il juge oiseuse (celle du génie et du talent) lui offre l’occasion de citer une phrase de Schopenhauer qui mérite d’être retenue : « Le talent atteint une cible que personne d’autre ne peut atteindre. Le génie atteint une cible que personne d’autre ne peut voir. » Comme le note Kingwell, le génie de Gould réside dans l’interprétation, ce qui ne le rend pas moins créatif pour autant puisque la musique ne peut se manifester que dans l’exécution.

Allusion au roman de Santayana qui porte ce titre, Gould s’est désigné lui-même comme « le dernier puritain ». On l’a vu avec son refus du concert, Gould était hostile à toute théâtralité. Dans les Entretiens, il déclare ne plus aimer Mozart à partir du moment où son talent théâtral s’insinue jusque dans ses œuvres instrumentales, leur donnant, à ses yeux, un caractère principalement hédoniste. Il n’aime pas la liberté quand elle justifie la guerre : « La liberté d’expression n’est la plupart du temps qu’une forme socialement acceptée d’agression verbale. » Il n’aime pas la conception belliqueuse que le romantisme se fait de l’humain et qu’en musique le genre du concerto illustre à merveille. Il n’aime pas l’injustice et les réputations surfaites, qualifie de « répugnante » la musique des Beatles.

Sur sa tombe ont été gravées les trois premières mesures de l’Aria des Variations Goldberg de Bach.

  1. Expression employée, dans un contexte analogue, par Maurice Nadeau dans un récent « Journal en public ».
  2. Kevin Bazzana, Glenn Gould, le dernier puritain, Buchet/Chastel, 2005, p. 325.
  3. Philippe Choulet et André Hirt, L’Idiot musical, Kimé, 2006, p. 33.
  4. Ibid., p. 73.
Thierry Laisney