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Forever young…

Article publié dans le n°1058 (01 avril 2012) de Quinzaines

Charles M. Schulz, en mai 1971, dans une des bandes dessinées quotidiennes, en quatre cases immuables, de sa série "Peanuts", fait dire à Linus, un des héros de la saga : « Bob Dylan will be 30 years old this month… » Après une case pleine d’un silence navré, Charlie Brown, l’autre héros, commente : « That’s the most depressing thing I’ve ever heard ». En deux phrases, tout est dit, de l’importance du chanteur dans la décennie écoulée et du temps irrémédiable. Quarante et un ans plus tard, Dylan « will be 71 years old in May » et, ignorant toute dépression, persiste à arpenter la planète au rythme de la centaine de concerts annuels de sa tournée sans fin. 

EXPOSITION
BOB DYLAN L’EXPLOSION ROCK
Cité de la Musique
221, avenue Jean-Jaurès, 75019 Paris
6 mars – 15 juillet 2012

LOUIS SKORECKI

D’OÙ VIENS-TU DYLAN ?
Capricci, 112 p., 7,95 €

CYRIL NEYRAT

BOB DYLAN ET LE CINÉMA
in JEAN-LOUIS LEUTRAT (dir.)
CINÉMA ET LITTÉRATURE
LE GRAND JEU/ 2
De l’incidence éditeur, 530 p., 28 €

Charles M. Schulz, en mai 1971, dans une des bandes dessinées quotidiennes, en quatre cases immuables, de sa série "Peanuts", fait dire à Linus, un des héros de la saga : « Bob Dylan will be 30 years old this month… » Après une case pleine d’un silence navré, Charlie Brown, l’autre héros, commente : « That’s the most depressing thing I’ve ever heard ». En deux phrases, tout est dit, de l’importance du chanteur dans la décennie écoulée et du temps irrémédiable. Quarante et un ans plus tard, Dylan « will be 71 years old in May » et, ignorant toute dépression, persiste à arpenter la planète au rythme de la centaine de concerts annuels de sa tournée sans fin. 

Depuis plusieurs mois, notre « alerte Dylan » sur Internet était saturée d’informations en boucle, annonçant à l’envi l’ouverture prochaine de l’exposition présentée par la Cité de la Musique. On allait voir ce que l’on allait voir, l’explosion rock et les instants glorieux qui ont vu basculer la musique populaire, à travers l’itinéraire du plus éblouissant de ses enfants perdus (au sens militaire des éclaireurs de la guerre de Trente Ans), à qui l’on promettait, après avoir illuminé les années 1961-1966, l’avenir éphémère d’un météore. Même s’il est toujours agaçant de constater que les « communicants », côté français, en sont encore à mettre en avant la préhistoire – voir le syntagme figé « Dylan-chanteur-de-folk » –, à savoir les trois premières des cinquante années de son trajet, les limites fixées par les concepteurs de l’exposition ont une cohérence : elles vont de l’arrivée du chanteur à New York à l’accident de moto (que l’on sait aujourd’hui faux) qui lui permit de tourner une page, échappant à la folie et aux « fantômes hurlants de l’électricité ». Période unique, qui le vit composer en deux ans cinquante chansons inoubliables (1), publier trois albums (dont Blonde on Blonde, premier double disque de l’histoire) ouvrant à la rock music une voie royale qu’il s’empressa d’abandonner, exécuter deux tournées mondiales, qui donnèrent lieu à deux chefs-d’œuvre du documentaire (Dont Look Back, de D. A. Pennebaker) et de l’underground (Eat the Document, de Dylan et Howard Alk), écrire sous amphétamines un livre (Tarantula, qui ne paraîtra qu’en 1971) et devenir pour des millions de Terriens un directeur de conscience – ce qu’il avait toujours refusé d’être. Ces cinq années furent effectivement des « années Dylan », même sur le plan hexagonal, malgré la barrière de la langue : il suffit de compter le nombre de couvertures de magazines français qui lui furent offertes (l’exposition en présente quelques-unes).

On pouvait, de ce filon historique d’une extrême richesse, attendre quelques pépites – l’exposition est d’origine américaine et son commissaire, Robert Santelli, avait déjà rassemblé, dans son Bob Dylan Scrapbook 1956-1966, des éléments capables de nous éblouir. En définitive, ces pépites sont tout au plus de la pyrite, cet or des fous qui a abusé plus d’un orpailleur. Que découvre-t-on dans l’espace muséal, singulièrement étriqué ? Une galerie alignant quelques dizaines de photos, signées Daniel Kramer, très belles, mais pour une bonne partie déjà fort connues, trois petites salles avec vitrines, écouteurs et alcôve de projection, une annexe en sous-sol présentant les traces du passage de Dylan à Paris en mai 1966. Dans les vitrines, quelques guitares (une seule lui ayant appartenu), quelques épaves, photos de classe, tapuscrits, pochettes de disques venues de musées étatsuniens. Dans les écouteurs, des chansons, évidemment. Dans les salles, des extraits de documentaires, ceux de Pennebaker et de Murray Lerner sur le festival de Newport. Au sous-sol, des copies de journaux, quelques photographies du concert de l’Olympia du 25 mai, la tête de Dylan sculptée par Hugues Aufray. Lorsque l’on connaît les mots et les images, la visite ne dure pas plus d’une quinzaine de minutes. L’exposition n’est assurément pas destinée aux amateurs blasés, mais aux générations montantes, avides de savoir dans quelle étoffe étaient tissés les rêves de leurs (grands-) parents. Difficile, faute d’avoir eu la patience d’interroger quelques jeunes visiteurs à la sortie, de vérifier si sa mission didactique est accomplie. Quoi qu’il en soit, ne refusons pas de respirer une bouffée d’époque.

Les éditeurs ont profité de l’événement pour ajouter quelques titres à la bibliographie dylanienne : déjà, dès juin dernier, Robert Laffont avait fait traduire La Ballade de Bob Dylan de Daniel Mark Epstein, en octobre Le Monde avait publié un Hors-série, ainsi que Télérama en février. La matière étant inépuisable, chacun se révèle intéressant – il y a toujours une photo inédite, un point de vue un peu personnel. Mais rien là qui égale, pour les passionnés, la lecture bimestrielle de la revue britannique Isis, dont les 160 numéros d’analyses érudites demeurent la référence.

Les éditions Capricci ont eu la bonne idée de proposer à Louis Skorecki, ancien chroniqueur de Libération, de rassembler les textes qu’il a consacrés, ici et ailleurs, à Dylan. La préface exceptée, il n’y a, dans son D’où viens-tu, Dylan ?, rien de neuf pour qui a découvert ces articles entre 1979 et 2011. Mais la présentation est agréable, le livre tient dans la poche et l’auteur possède bien son sujet – ce n’est pas un converti de la onzième heure, puisqu’il a rencontré le chanteur dès 1965 (2). Et son papier, daté de 1979, sur Renaldo et Clara, le film catastrophe (au sens commercial) réalisé par Bob, est une des rares réactions compréhensives d’une œuvre bien à tort méprisée, toujours inédite dans sa version longue sous nos latitudes. Le problème avec Skorecki, problème consubstantiel à la plupart des signataires, anciens ou nouveaux, de Libération, c’est le narcissisme péremptoire et l’absolutisme des affirmations. Il est un peu facile de décider que « Pat Garrett et Billy le Kid est un film mal fichu », « Dylan n’a jamais été bon en concert », « Chroniques, volume 1 est une merde », sans autre forme de justifications, sous prétexte que l’on a sa carte d’initié depuis des lurettes. Mais lorsqu’il oublie la posture et se mêle d’analyser – la bonne défense du film Masked and Anonymous (Larry Charles, 2003, scénario de Dylan) ou l’insistance sur l’influence cachée des black minstrels –, il écrit juste.

Avant de disparaître, en avril 2011, Jean-Louis Leutrat avait dirigé le second volume de Cinéma et Littérature, Le Grand Jeu, que les éditions De l’incidence ont publié en juin 2011. Si nous y revenons si tardivement, c’est parce que l’ouvrage, d’une lecture relevée, non seulement par le renom des rédacteurs (Didier Blonde, Suzanne Liandrat-Guigues, Jean Thibaudeau, Jérôme Prieur, Marie Étienne, Max Schoendorff, Geneviève Bollême, parmi dix autres) mais par l’intérêt de leurs écrits, s’achève sur un article remarquable de Cyril Neyrat, « Masqué et anonyme, le cinéma de Bob Dylan ». En quarante pages, on a là un des meilleurs textes parus en français sur les rapports du chanteur et de l’image, rapports fascinés qui se placent, depuis 1965 et Dont Look Back, sous le signe de l’infortune continue. Neyrat dépiaute scrupuleusement les quelques pistes cinématographiques tracées par Dylan, depuis Eat the Document (1966) jusqu’à Masked…, déclaré à bon escient « film-palimpseste, dont chaque vision révèle de nouvelles couches de signification », en montrant comment l’univers dylanien est un tout, où musique, textes, images se répondent. Nous sommes loin d’être convaincu par l’idée d’une correspondance des mondes artistiques de Godard et de Dylan, à partir de l’utilisation par l’un de bribes d’une chanson de l’autre, mais le rapprochement valait d’être tenté. En attendant de voir traduit ici (et mis à jour, car il date de 2000) le fondamental Like a Bullet of Light The Films of Bob Dylan, de C. P. Lee, on peut apprécier cette approche fine et roborative d’un aspect trop délaissé de l’activité du maître.

  1. Voir le récent coffret « Chimes of Freedom », qui, sous l’égide d’Amnesty International, réunit 72 titres signés Dylan et autant d’interprètes, coffret dans lequel il n’y a que peu à jeter.
  2. Ce qui ne lui interdit pas les erreurs – comme d’évoquer l’enregistrement sous ses yeux, en juillet 1965, d’une chanson enregistrée en mars 1966 ou de se mélanger dans les titres (p. 100/101) ou de ranger le grand Wynonie Harris, chanteur des années 40 très sex and rock, parmi les bluesmen religieux.
Lucien Logette