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Au paradis des images

Article publié dans le n°1104 (01 mai 2014) de Quinzaines

Nous avions jadis envisagé de créer un diplôme qui serait attribué au journaliste capable, signant un article sur Henri Langlois, de ne pas utiliser l’expression « ce dragon qui veille sur nos trésors », assurément le plus increvable de tous les clichés accrochés aux basques du cofondateur de la Cinémathèque française. Le cher Cocteau, inventeur de ce slogan qui peut s’appliquer sans faillir à bien du monde – directeur du FMI, bibliothécaire du fonds Jacques Doucet ou vigile de supermarché –, n’imaginait sans doute pas une telle postérité à ce qui n’était tout d’abord qu’un argument pour un appel à financement privé (1).

EXPOSITION 

LE MUSEE IMAGINAIRE D'HENRY LANGLOIS

Du 9 avril au 3 août 2014

Cinémathèque française, 51, rue de Bercy, 75012 Paris

Nous avions jadis envisagé de créer un diplôme qui serait attribué au journaliste capable, signant un article sur Henri Langlois, de ne pas utiliser l’expression « ce dragon qui veille sur nos trésors », assurément le plus increvable de tous les clichés accrochés aux basques du cofondateur de la Cinémathèque française. Le cher Cocteau, inventeur de ce slogan qui peut s’appliquer sans faillir à bien du monde – directeur du FMI, bibliothécaire du fonds Jacques Doucet ou vigile de supermarché –, n’imaginait sans doute pas une telle postérité à ce qui n’était tout d’abord qu’un argument pour un appel à financement privé (1).

Quoi qu’il en soit, la locution a fait fortune. Longtemps tarte à la crème du critique pressé, on la pensait touchée par la prescription. Mais la voici qui réapparaît dans la plupart des comptes rendus de l’exposition de la rue de Bercy et même dans les colonnes de quotidiens, Le Monde et Libération, dont on croyait les spécialistes plus exigeants quant au choix de leur vocabulaire. Il faut reconnaître que les organisateurs de l’exposition, en déclarant avoir sciemment voulu « imprimer la légende », ont facilité la chose, fournissant quasiment un kit pour le prêt-à-penser.

Henri Langlois était un personnage extraordinaire, déifié de son vivant et que les bientôt quatre décennies qui se sont écoulées depuis sa disparition (1977) n’ont fait que figer dans l’imagerie sainte. Et les ouvrages qui ont tenté, sans pourtant vouloir la déboulonner, de faire descendre la statue de son piédestal n’ont guère pesé face à l’hagiographie durable. Classé une fois pour toutes parmi « les figures géniales du XXe siècle qui mêlèrent l’extravagance de leurs projets à celle de leur comportement » (scripsit le dossier de presse), Langlois est un intouchable, ce que rappelle l’exposition.

Tout est là, la vie et l’œuvre. Rien n’est faux historiquement, mais tout est projeté sous un éclairage biaisé qui ne met en lumière que les facettes positives : Langlois fut « un voyant » (Le Monde en fait même un « conservateur rimbaldien », ce qui doit vouloir dire quelque chose), il a « créé la cinéphilie », « lancé le cinéma à la conquête des autres arts », sauvé les films en les entreposant dans sa baignoire, servi de « Fourrier [sic] pour le phalanstère des cinéastes » des Cahiers, « impulsé la création des cinémathèques du monde entier », triomphé du pouvoir gaulliste et annoncé Mai 68, on en passe. Certes.

Mais c’est laisser entendre qu’il fut un déclencheur solitaire, et négliger le contexte du début des années trente, grouillant d’interrogations théoriques et pratiques sur le cinéma : la cinéphilie existait avant que Langlois entre à l’école primaire, les peintres et les musiciens se sont passionnés pour le cinéma avant qu’il passe au collège, le fameux Cercle du cinéma, fondé avec Georges Franju en décembre 1935, n’était qu’un ciné-club parmi beaucoup d’autres, la Cinémathèque française, créée en septembre 1936, fut précédée, en janvier 1933, par la Cinémathèque nationale dirigée par Laure Albin-Guillot (et à l’étranger par les cinémathèques suédoise, allemande, anglaise et italienne) et la célèbre photo des bobines dans la baignoire fut prise par Denise Bellon après la guerre, reconstitution d’un « événement » que Langlois lui-même reconnut être faux… Et que le nom de Paul-Auguste Harlé, directeur de La Cinématographie française, premier employeur de Langlois et mécène, ne soit pas affiché en lettres d’or dans l’exposition est tout de même étrange : c’est pourtant lui qui paya les premiers films achetés par la Cinémathèque – et nombre des suivants. Cela aurait-il obombré la légende ?

Quant à « l’affaire » Langlois – pour mémoire : la reprise en main par le ministère de la Culture, en février 1968, d’une institution subventionnée, régie par une comptabilité elle aussi rimbaldienne et une gestion des collections qui ferait aujourd’hui frémir les conservateurs –, en faire le « prodrome » du mai suivant, pourquoi pas ? Mais c’est de nouveau fabriquer du mythe. Si les manifestations de soutien à Langlois eurent tant d’écho, c’est parce qu’elles rassemblaient le beau monde du spectacle, que l’on n’avait pas beaucoup côtoyé au long des dizaines de kilomètres de rues parisiennes arpentées les années précédentes, entre Algérie et Vietnam, et qui découvrait soudain que le Pouvoir était méchant et que les matraques des CRS avaient à voir avec la vraie vie. Sans affaire Langlois, la Sorbonne aurait tout de même été occupée, car tel était l’ordre des choses.

L’éviction de celui qui, aux yeux de tous, s’identifiait avec la Cinémathèque fut une grave erreur de Malraux (qui l’avait pourtant longtemps protégé), qui braqua contre lui tout ce qui comptait dans le cinéma mondial et fit de Langlois un martyr de la cinéphilie. Ce qui est vrai : on coupait bras et jambes à quelqu’un qui avait bâti sa vie autour du cinéma, ne pensait, parlait, se déplaçait que pour voir des films, acheter des films, récupérer des films, cacher des films (lui seul connaissait la liste des dépôts éparpillés dans lesquels il déposait les bobines, liste disparue avec lui) et, heureusement, en montrer quelques-uns. Ce qui explique la dimension du personnage, son charme, au sens premier, aux yeux des amateurs, jeunes ou chenus.

Si nous avons passé, entre 1960 et 1975, plus d’heures dans les salles de la rue d’Ulm et du palais de Chaillot que dans tout autre lieu, c’est parce que dans ces deux endroits brûlait une flamme comme nulle part ailleurs, et que tout, le plus inattendu souvent, pouvait y arriver – un film de Sternberg doublé en vietnamien et sous-titré en tchèque, Les Vampires de Feuillade en version incompréhensible, sans intertitres. Endroits dont Langlois possédait la clé, seul intercesseur avec des œuvres invisibles – si l’on acceptait des heures d’attente pour voir, tous les trois ou quatre ans, L’Âge d’or ou Loulou, c’est parce qu’il n’y avait pas d’autres moyens d’y accéder. Personne ne s’intéressait à l’arrière-boutique de la Cinémathèque, à la gabegie, aux copies entreposées n’importe où n’importe comment, aux assemblées générales fantoches, au fait que la Fédération internationale des archives du film, scandalisée, avait coupé toute relation avec elle. Et lorsqu’on l’a su, bien peu y ont cru – tout comme aujourd’hui, où la poussière du temps gomme les aspérités, et ce n’est pas l’exposition de la rue de Bercy qui va chambouler le paysage.

Ce n’était d’ailleurs apparemment pas le propos des commissaires : exposer « le musée imaginaire d’Henri Langlois », c’était vouloir mettre d’abord l’accent sur l’aspect « artistique » de son activité ; pas sur la conservation des films, inexistante, ni sur la théorie qui présidait à leur programmation - projeter le plus de titres possible sans contiguïté historique ou esthétique, conscient que, du rapprochement aléatoire des films les plus disparates, naîtraient des chocs fructueux, ce qui n’était pas faux. Pas non plus sur le vrai Musée du cinéma, bien réel celui-là, que Langlois avait ouvert en 1972 dans l’aile du Trocadéro octroyée par Malraux, entassement de pièces de collection mirifiques, posées dans un remarquable désordre a-scénographique et dont les visiteurs se comptaient souvent sur les doigts d’une seule main. Le musée imaginaire, c’est celui qu’il aurait pu constituer en harmonie avec tous les peintres qu’il admirait, Matisse, Picabia, Léger, en établissant des relations entre leur travail et celui de cinéastes proches – il entreprit même dans les années cinquante des films avec Chagall ou Picasso qui furent des fiascos somptuaires. L’idée est pertinente, tout comme celle d’avoir commandé à des plasticiens contemporains – Alechinsky, Henri Foucault, Jean-Jacques Lebel – des œuvres-hommages, même si l’on n’est pas convaincu de la nécessité de certaines d’entre elles.

On peut, à ces liaisons conceptuelles assez rapidement épuisées, préférer le pur spectacle des images mouvantes : une salle de projection, des écrans disséminés, rappellent que Langlois fut avant tout un inoubliable montreur d’ombres. En picorant ces quelques morceaux, de Robert Wiene à Philippe Garrel, on se surprend à s’abandonner au vertige du temps enfui. Et quelques étages plus bas, une programmation bienvenue permettra, tout au long du mois de mai, de revisiter ses classiques – une des bonnes choses jadis apprises entre Ulm et Chaillot –, en particulier une rétrospective intégrale Jean Epstein, l’un des moins fréquentés de nos grands cinéastes. Il n’est jamais trop tard.

  1. Notons que la référence est inexacte. L’originale, de 1955 (« Message aux élèves des écoles ») – « Les trésors de la Cinémathèque gardés par un dragon, M. Langlois » –, fut ensuite recyclée (« ceux qui ne vous savent pas le seul gardien des trésors », lettre de Cocteau à Langlois du 5 juillet 1962), puis gravée dans le marbre par Truffaut en 1968 (« le dragon qui garde nos trésors »).
Lucien Logette