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Entre singe et loup

Article publié dans le n°1104 (01 mai 2014) de Quinzaines

On a beau aimer la musique, il faut bien admettre qu’elle n’est pas toujours dépourvue de manigances.
On a beau aimer la musique, il faut bien admettre qu’elle n’est pas toujours dépourvue de manigances.

Dans un livre original et attachant (1), Mark Rowlands, professeur de philosophie à l’université de Miami, raconte les plus de dix ans de profonde amitié qui l’ont uni à un loup : « Je lui dois le plus clair de ce que je sais de la vie et de son sens. » Le loup incarne « la clairière de l’âme humaine », le singe « la propension à instrumentaliser le monde ». Des primatologues ont retenu l’hypothèse d’une intelligence machiavélienne, autre nom de l’intelligence sociale, qui fait des grands singes que nous sommes les rois des combinards.

Selon Rowlands, notre intelligence artistique est un dérivé de notre intelligence sociale. D’où cette idée choc à propos de Beethoven : « s’il a pu écrire son Héroïque, c’est seulement parce qu’il était le produit d’une longue histoire naturelle reposant sur l’aptitude à mentir et à manigancer mieux que le voisin ».

D’intuition, j’ouvre alors la partition de la Symphonie héroïque à la page de celui de ses mouvements qui m’apparaît comme le plus simiesque des quatre : le « Finale », constitué d’un thème et de douze variations. C’est vrai que ce thème a quelque chose de conspirant. Les premières mesures, par exemple, contiennent une croche contre un silence trois fois plus long qu’elle. Mesure 31, après une pause, un point d’orgue tient en suspens la dominante (la note qui, par excellence, fait attendre autre chose). Autour des mesures 340-350, l’exaltation de la septième de dominante – dans l’harmonie classique, l’accord qui appelle le plus impérieusement une résolution – est à son comble. C’est alors que survient la neuvième variation (une merveille), dans un tempo trois ou quatre fois plus lent que le reste du « Finale ». Ici encore, il s’agit d’un complot ; crescendos qui aboutissent à des piano subito, pour mieux faire repartir une phrase se gonflant à chaque fois d’instruments, d’intensité et d’attentes. « Vivre, pour le singe, dit Rowlands, c’est attendre le moment de frapper. » Que de jalons avant l’estocade portée par la douzième et dernière variation ! La fin de la variation précédente, notamment, fomente au plus haut point : nuance piano, note unique sans cesse répétée aux violoncelles, tournoyante alternance, aux autres parties, de doubles croches et de silences.

Autre exemple parmi tant d’autres : la Septième Symphonie du même Beethoven, surnommée par Wagner « apothéose de la danse », pourrait mieux encore être qualifiée d’apogée de la conspiration, si l’on songe aux circonvolutions sans fin d’où finit pourtant par naître le thème principal de son premier mouvement.

Shakespeare a écrit cependant (2) :

« The man that hath no music in himself, / Nor is not moved with concord of sweet sounds, / Is fit for treasons, stratagems and spoils. »

Mais Shakespeare n’avait pas entendu la musique conquérante que les âges classique et romantique allaient faire triompher. Il pouvait connaître, outre les compositeurs « élisabéthains », les polyphonistes de la Renaissance : Josquin, Palestrina, Lassus… Une musique émouvante tout en étant sereine.

Dans un très beau livre (3), Thomas Dommange a caractérisé l’homme musical (une modalité de notre être) comme « celui qui déploie un réseau d’actions impuissantes à produire les effets qui leur sont intrinsèquement liés ». Cette façon d’être se reconnaîtra sûrement une moins grande affinité avec la musique romantique qu’avec la renaissante. Tel est du moins l’avis de la plupart des loups.

  1. Mark Rowlands, Le Philosophe et le Loup, Belfond, 2010 (Pocket, 2012).
  2. Le Marchand de Venise, acte V, scène 1 (« L’homme qui n’a pas de musique en lui et qui n’est pas ému par le concert des sons harmonieux est propre aux trahisons, aux stratagèmes et aux rapines »).
  3. Thomas Dommange, L’Homme musical, Les Solitaires intempestifs, 2010.
Thierry Laisney

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