A lire aussi

Ce que Nature sait

Qu’est-ce que la science ? C’est la première question que posent les deux auteurs de ce livre. Elle appelle une analyse rigoureuse car, contrairement à ce que l’on pourrait penser d’abord, cette interrogation soulève de nombreuses énigmes. Quand on parle de sciences, désigne-t-on celles qui sont responsables d’Hiroshima, de Tchernobyl, du chlordécone et du Distilbène, ou celles qui nous laisseraient entrevoir le meilleur des mondes possibles ? Vers où les sciences poussent-elles l’humanité ?
Dominique Bourg & Nicolas Bouleau
Science et prudence. Du réductionnisme et autres erreurs par gros temps écologique
(PUF)
Qu’est-ce que la science ? C’est la première question que posent les deux auteurs de ce livre. Elle appelle une analyse rigoureuse car, contrairement à ce que l’on pourrait penser d’abord, cette interrogation soulève de nombreuses énigmes. Quand on parle de sciences, désigne-t-on celles qui sont responsables d’Hiroshima, de Tchernobyl, du chlordécone et du Distilbène, ou celles qui nous laisseraient entrevoir le meilleur des mondes possibles ? Vers où les sciences poussent-elles l’humanité ?

Il s’agit ici du dialogue entre un philosophe des sciences, Dominique Bourg, et un mathématicien, Nicolas Bouleau. Le livre commence par un grand récapitulatif de l’épistémologie classique et de sa contestation postmoderne. En préambule il avertit le lecteur qu’il entend « se frotter à différentes séquences de l’histoire des sciences ».

Si les auteurs posent la question de savoir ce qu’est la science, c’est pour comprendre les sources de la dégradation des équilibres planétaires. Comme elle met en péril l’ensemble des espèces, la crise écologique invite à une remise en cause des idées du passé. Elle démontre a posteriori combien la prudence est nécessaire dans la construction des savoirs. Et en ce qui concerne la nature, nous avons sous-estimé la méconnaissance que nous en avions, alors qu’elle est définitive et insurmontable. De fait, « quand on prétend pouvoir façonner une nature différente, on oublie qu’on ne la connaît pas ». Plus particulièrement, on ne connaît pas ses réactions. On découvre aujourd’hui que les humains ont créé une force géologique à part entière, du fait de leur omniprésence sur la planète et de la masse de leurs actions, l’ensemble créant un effet de saturation : l’espèce dominante a modifié son environnement et prend littéralement toute la place. Et ce que l’on découvre aussi, c’est que la nature a agi en retour, dans un sens qui maintenant met l’humain en danger. Le dérèglement climatique pose un enjeu vital, au sens strict : c’est l’habitabilité de la Terre qui est ici en jeu.

Dans le sillage de Karl Popper, la question épistémologique a traditionnellement été centrée sur la démarcation entre science et non-science. Cette conception était dominante jusqu’au XXe siècle, à peine remise en cause par le courant dit postmoderniste (Bruno Latour, Serge Moscovici), qui a insisté sur le relativisme de la science et le fait qu’elle est socialement déterminée. Pour de tout autres motivations, cette approche relativiste était déjà habilement détournée par les lobbyistes des industries polluantes ou toxiques (industrie lourde, manufactures du tabac, industrie chimique, agroalimentaire et pharmaceutique…). Pendant des siècles, l’idéal d’un progrès continu s'est imposé : il s’agissait de généraliser à toute la nature l’empirisme de laboratoire. Ce que l’on ne savait pas, on le saurait plus tard… Aujourd’hui, la menace d’une Terre « anémiée et brûlante » nous oblige à revoir nos perspectives, à cultiver ce que l’on pourrait appeler l’éthique de l’ignorance. « Une nouvelle épistémologie doit s’imposer », expliquent les auteurs. 

Nicolas Bouleau distingue trois types d’activités scientifiques, irréductibles les uns aux autres. La science nomologique est le premier type. Ce sont les lois universelles, en particulier celles de la physique. La science interprétative est le deuxième type. Les sciences du climat en font partie. L’économie est également à ranger dans ce deuxième type. Car, selon les auteurs, les lois de l’économie ne fournissent qu’un « principe vague », ce sont de « petites lois schématiques ». Les développements sur cette question rejoignent d’ailleurs les thèses du livre dont nous avons rendu compte dans la Quinzaine précédente (Éloi Laurent, La Raison économique et ses monstres[1]). Science nomologique et science interprétative sont indissociables de l’approximation. Au contraire, la science combinatoire (la chimie et la biologie, qui composent le troisième et dernier type) ne peut pas reposer sur l’approximation car elle est inséparable des nombres entiers. « En grossissant le trait, on peut dire que les sciences nomologique et combinatoire sont plutôt des amies du marché alors que les sciences interprétatives ont plutôt tendance à poser des questions à l’économie », concluent les auteurs. Cela est lié au fait que seules la science nomologique et la science combinatoire peuvent donner lieu à des applications techniques donc marchandes.

Les approches réductionnistes de l’écologie abordent la nature comme un problème d’optimisation. Par exemple, dans la biologie cellulaire, on pense la cellule comme un système avec des entrées et des sorties. On a ramené la cellule à un modèle qui fonctionne, en abandonnant tout ce qu’on ne comprenait pas : « on fait comme si ce qu’on ne comprend pas n’existait pas ». C’est la même logique qui prévaut dans l’analyse des écosystèmes. On simplifie, on conçoit un système où la logique est fonctionnelle, comme dans l’économie libérale où l’on optimise toujours quelque chose (l’argent notamment, qui est souvent la variable de l’ordonnée de la courbe). Mais qui saurait dire ce que la nature optimise ?

Les sciences et techniques doivent être considérées avec la plus grande prudence. Nous ne sommes pas sûrs de ce que nous savons et nous ignorons l’étendue de notre ignorance. Cette ignorance définitive est notre condition humaine ; l’oublier est l’un des traits typiques du réductionnisme. Dans un développement particulièrement passionnant, Nicolas Bouleau met en lumière les zones d’ombre de l’arithmétique, le fait que certaines propriétés ne peuvent être ni affirmées ni réfutées : elles sont « indécidables ». Autrement dit, l’arithmétique est incomplète mais les mathématiciens ne savent pas l’expliquer. Tout porte à croire que les mêmes zones d’incomplétude persistent dans notre approche de la nature. Songeons par exemple à la quantité d’ADN que la nature a expérimenté depuis l’apparition du vivant sur Terre, c’est-à-dire depuis trois ou quatre milliards d’années. Ce passé nous restera à jamais inconnu car « il y a de l’effacement ». L’ADN des bactéries fossiles n’a pas été retrouvé, et nous n’avons pas d’information sur les essais de vie qui ont échoué. La phylogénétique est parcellaire. Or la nature, si elle n’a pas d’intentionnalité, n’est pas pour autant livrée au hasard. Il n’est pas absurde d’imaginer qu’elle a une expérience dont nous ne savons rien. Quatre milliards d’années, c’est immense quand on considère que l’homme n’est présent sur Terre « que » depuis dix millions d’années. Si l’homme a une singularité exceptionnelle, la nature tout entière en a bien autant. Il est évident que nous ne sommes pas toute la nature : nous ne sommes qu’un point de vue en son sein. Ce dualisme homme/nature a des conséquences importantes, notamment du fait que « la nature ne sait pas réagir à nos actions et artefacts » et aussi de ce qu’elle n’est pas un système stationnaire.

Nous avançons sans prendre en compte les limites de l’arithmétique, qui est pourtant l’instrument de toutes les disciplines scientifiques. Est-ce encore avancer ? De toute évidence l’augmentation de nos connaissances ne nous conduit pas vers un monde meilleur. La promesse édénique de la science n’est pas tenue.

[Extraits]

« Si notre conception de la nature ne doit surtout pas être providentielle, c’est parce que la nature possède un savoir qui nous est inaccessible : il nous est donc impossible de nous y conformer. D’où les surprises écologiques […], d’où également que la nature ne sait pas réagir à nos actions et artefacts, qu’ils perturbent voire détruisent les conditions propices à l’épanouissement du vivant, et avec une rapidité folle, à la différence des grandes perturbations géologiques de l’histoire de la vie sur Terre. »

«La nature a vécu des difficultés que nous ignorons et ignorerons à jamais. L’un des traits typiques du réductionnisme est d’oublier cette ignorance définitive qui est notre condition, en pensant que si la nature change comme elle change, on peut faire à sa place. »

[1] Erratum : l’auteur est bien Éloi Laurent, et non « Laurent Éloi » comme nous l’écrivions par erreur dans le no 1245.

Patricia De Pas

Vous aimerez aussi