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La nature n'est plus dans la nature. Entretien avec Jean-Patrice Courtois

Jean-Patrice Courtois, qui enseigne la littérature et l’esthétique à l’université de Paris-VII, est l’auteur d’une œuvre poétique novatrice. En 2010, il a fait paraître « Les Jungles plates », livre qui marque un tournant dans sa démarche. Aujourd’hui, il publie « Théorèmes de la nature », le premier volet d’une trilogie sur la nature à l’époque de la crise écologique. Décrire l’eau, l’air, la terre, les faits, les animaux, l’organique et le métallique, les circuits de matières, les transformations du monde… cela ne va plus de soi et cela suppose de ménager une place à une large écologie.
Jean-Patrice Courtois
Théorèmes de la nature
Jean-Patrice Courtois, qui enseigne la littérature et l’esthétique à l’université de Paris-VII, est l’auteur d’une œuvre poétique novatrice. En 2010, il a fait paraître « Les Jungles plates », livre qui marque un tournant dans sa démarche. Aujourd’hui, il publie « Théorèmes de la nature », le premier volet d’une trilogie sur la nature à l’époque de la crise écologique. Décrire l’eau, l’air, la terre, les faits, les animaux, l’organique et le métallique, les circuits de matières, les transformations du monde… cela ne va plus de soi et cela suppose de ménager une place à une large écologie.

Nouvelle Quinzaine Littéraire : Comment situez-vous Théorèmes de la nature par rapport à vos livres précédents et à la question de la nature ? 

Jean-Patrice Courtois : Tous mes livres entretiennent une relation par une sorte de lien souple – et pas forcément très visible – qui les relie, comme si l’élément d’arrière-plan d’un livre passait au premier plan dans le livre suivant et qu’il devenait plus prégnant, voire central. Les Jungles plates, qui est mon cinquième livre, contient déjà des microéléments écologiques. Mélodie et jugement[1], livre intermédiaire entre Les Jungles plates et Théorèmes de la nature, montre, sur une section complète, le rapport à la question de la nature-écologie. Par conséquent, Théorèmes de la nature n’est pas intégralement délié des livres précédents, mais il paraît différent. Après celui-ci, il y aura deux autres livres d’importance à peu près égale, qui auront ces questions en ligne de fond, avec des déplacements d’un livre à l’autre. 

NQL : Qu’entendez-vous par « théorèmes de la nature » ? 

JPC : Je ne suis pas un écrivain à contraintes mais à espace. Cela veut dire que l’espace qui détermine ce livre est compris entre deux mots : « théorèmes » et « nature ». Un théorème est susceptible ou porteur de démonstration – à entendre en un sens poétique qui ne nie pas son élan depuis un sol scientifique – et s’appuie sur une documentation. D’un côté donc, le théorème et, de l’autre, le document. C’est dans cet espace que le poème doit s’inventer et se faire. 

NQL : Pourriez-vous préciser cette notion de documentation ? Quel rôle a joué, dans l’élaboration de votre livre, celle que vous référencez à la fin de l’ouvrage ? 

JPC : Ce mode de travail est neuf et il sera répété pour les deux livres qui viennent. Il consiste à établir des répertoires personnels, dans lesquels il y a des textes et des images prélevés de manière extrêmement rapide et légère : cela ne souffre pas d’immenses réflexions ; cela suit simplement mes décisions, mes obsessions peut-être. Je coupe, je colle… Ce ne sont que des informations ordinaires issues de la presse quotidienne française (en version « papier » et non numérique). J’aime bien le découpage, qui me rapproche, toutes proportions gardées, du travail manuel ou de celui de l’artiste visuel. Il faut poser l’image sur les pages, mais pas n’importe lesquelles ni n’importe où… Il faut écrire, reprendre à la main le texte des informations sélectionnées ou éliminées, puis le mettre lui-même en pages. Le répertoire est un document composé de documents : c’est déjà un prétravail ! Les poèmes s’écrivent à partir de là : ils sont écrits « dans ce matériau », en traversant ces documents. 

NQL : Le poème n’est donc pas écrit dans la nature… 

JPC : Non, ce n’est pas ma pratique, même si je n’ignore pas les walking poets. Le terme de « nature » est totalement problématique : il est à interroger, à réfléchir dans le langage, dans l’impossibilité à le prononcer et à le dire. La nature ne va désormais plus de soi : c’est une nature qui est devenue entièrement chimique – même au fond des fosses océaniques des îles Marianne. Notre situation actuelle est une situation de crise : nous sommes seulement en train de découvrir tout ce dont nous dépendons. Comme dans une gigantesque expérimentation terrestre in vivo et qui dure depuis deux siècles, on se met progressivement à découvrir tout ce dont on dépend. À le découvrir et à l’expliciter. Au sein de cette crise écologique, la question de la nature rend indistinct ce que l’on pouvait autrefois entendre d’elle dans l’histoire de la littérature : à savoir, une extériorité qui spécularisait notre intériorité, ce qui était encore la position de Henry David Thoreau. C’est pourquoi Théorèmes de la nature est un livre qui travaille dans nos propres champs perceptifs, en essayant de faire face aux agressions subies du point de vue de la sensibilité et de l’entendement. Champs perceptifs qui tiennent comptent de la situation générale et politique de nos sociétés. La poésie répond non par les moyens de l’analyse scientifique ou philosophique (même s’il y a des éléments qui mobilisent ces domaines différemment analytiques), mais en disant et en faisant faseyer le champ perceptif dans lequel on se meut. 

NQL : Pourrait-on dire que la ponctuation singulière de votre écriture (ces théorèmes qui cherchent à dire une nature) est affectée par la crise écologique ? 

JPC : Elle n’est pas en lien avec la crise écologique, en tant que cette dernière dicterait la syntaxe. Il s’agit de deux phénomènes distincts. En revanche, dans sa façon d’introduire la question de la crise écologique, le poème doit intégrer et mâcher la syntaxe dans sa dimension physique, philosophique et linguistique. Il doit essayer de traverser les plans de langage, d’énoncés, d’idéologies ou d’images qui nous font face dans cette crise. Mais avec la netteté énigmatique de choses claires accumulées ! 

NQL : Est-ce que l’ordre des poèmes – tenant tous sur une page et se présentant comme des blocs de prose d’inégale longueur – obéit à une construction ?

JPC : Les 141 poèmes qui se suivent – sans sections ni parties, à la différence de mes livres précédents – sont une seule et même vague. Il y a une espèce de continuité entre tous, implicite ou qu’il faut trouver. Parfois, exceptionnellement, cette relation apparaît avec plus d’évidence. Je pense à deux poèmes à propos d’un hippocampe : « Le numérique est notre hippocampe[2] » et « Donc, l’hippocampe n’est pas notre numérique[3] ». Ici, un poème répond directement à l’autre. Dans cette vague de poèmes, chacun ferait apparaître quelque chose qui se décline : une « idée » ou un « document » qui touchent à des questions de science physique, de philosophie, d’art, etc. Tous ces éléments finissent par être reliés. Dans ce sens, Théorèmes de la nature ne serait pas sans rapport avec l’écologie, « science des relations entre tout ce qui est vivant et non vivant ». Mais celle-ci est aussi affaire de perception : il faut « promouvoir la perception[4] », disait Aldo Leopold, le grand penseur américain de l’écologie. 

NQL : Le poème repris en quatrième de couverture le suggère : « Le langage sera dès hier le corridor écologique de la non-absence de futur. » Vous écrivez également dans le troisième poème du livre que « la grande ode du plancton du siècle vingt-et-unième va être difficile à écrire et le public difficile à toucher ». Et vous ajoutez : « Humains et poissons ne se parlent plus depuis leur séparation millionnaire. » Les poètes ne seraient-ils pas dans la même position que les poissons ? 

JPC : Pourquoi pas ? Il y a peut-être là une inscription souterraine. « Un peuple manque[5] », disait Paul Klee, toute œuvre d’art étant censée constituer un peuple et non pas le peuple. Un peuple précisément créé par la communauté d’écoute de la question du livre. Dans la collecte de documentation, c’est le monde commun qui me préoccupe, celui des journaux courants. Mais ce monde commun est aussi potentiel : chacun des poèmes peut avoir une base documentaire commune, sans que personne n’ait fait attention à ce que je prélève. Ce n’est que potentiellement que le lecteur peut se saisir de ces références extraites, rassemblées puis organisées ou transformées. On peut se demander : « Où est-il, ce monde commun ? Je ne l’avais pas vu comme ça ! » C’est que le livre essaie de déplacer le champ perceptif qui permet de le regarder et de se l’approprier. 

NQL : Il faudrait la « métaphore curatrice », lit-on dans un des poèmes les plus ouverts du livre. Est-ce que cette métaphore n’est pas finalement la poésie ? 

JPC : Si ce qu’on appelle « poésie » est la métaphore curatrice, elle ne peut quand même pas tout ! Elle n’est curatrice que comme métaphore (« transport en commun », en grec). Sur les autobus en Grèce, il est écrit « metaphora »… La question de la poésie est celle de savoir ce qui, en elle, transporte d’un point à l’autre. Le monde de la Terre n’est pas immobile. Et notre monde commun bouge avec elle !

[ Extraits ]

« La forme hydrodynamique parfaite de l'hippocampe perturbe peu l'écoulement de l'eau au voisinage de son passage. Les proies n'ont pas le temps d'examiner la furtivité de l'animal. Le numérique est notre hippocampe. »

Jean-Patrice Courtois, Théorèmes de la nature, p. 60.

« Donc l'hippocampe n'est pas notre numérique. L'inimitation des animaux à notre endroit est le vide éprouvant le dehors dont eux parlent le bruit. »

Jean-Patrice Courtois, Théorèmes de la nature, p. 102.

[1] Jean-Patrice Courtois, Mélodie et Jugement, Éditions 1:1, coll. « Anciens modernes », 2013.
[2] Jean-Patrice Courtois, Théorèmes de la nature, Nous, coll. « Disparate », 2017, p. 60.
[3] Ibid., p. 102.
[4] Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables, trad. d’A. Gibson, Aubier, 1995 [NDLR].

Jean-Pierre Ferrini

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