Changer de sujet pour mieux interpréter

Dans un très intéressant article (1), le philosophe australien Paul Thom défend l’idée selon laquelle la démarche interprétative peut requérir une légère modification de l’objet d’interprétation, sans que cela relève de la malhonnêteté ou d’un défaut de concentration.
Dans un très intéressant article (1), le philosophe australien Paul Thom défend l’idée selon laquelle la démarche interprétative peut requérir une légère modification de l’objet d’interprétation, sans que cela relève de la malhonnêteté ou d’un défaut de concentration.

Ainsi les interprètes changent-ils parfois de sujet. Ils substituent à l’objet initial un nouvel objet. La légitimité de l’opération est subordonnée à deux conditions : le nouvel objet doit se rapprocher le plus possible de l’objet initial ; il doit s’accorder avec le schéma interprétatif considéré, lequel est le concept (ou l’ensemble de concepts) utilisé par un interprète déterminé pour donner sens à un objet particulier. Cet objet peut être aussi bien un phénomène naturel qu’un texte ou une conduite humaine.

Selon Thom, il y a quatre manières possibles de « changer de sujet » :

idéaliser l’objet d’interprétation (Idealization) ;

le (re)segmenter (Resegmentation) ;

le reconcevoir (Reconception) ;

retrouver un objet dissimulé (Recovery).

L’idéalisation selon Thom n’a rien de sentimental, elle doit plutôt faire songer à la rectification mentale qui consiste, pour un élève, à voir un cercle dans ce que son maître vient de dessiner au tableau. Thom prend l’exemple d’une exécution par le pianiste Sviatoslav Richter des Tableaux d’une exposition de Moussorgski. Il s’attache à l’interprétation qu’un commentateur donne de cette exécution : ce commentateur reconnaît que de nombreuses imperfections ont parsemé le jeu de Richter mais à cette exécution réelle il substitue une exécution idéalisée, laquelle s’accorde au schéma interprétatif qu’il propose (ce récital révèle un colosse du clavier et réhabilite une œuvre méconnue). Il est important de noter que ce n’est pas une exécution fantasmée : l’idéalisation s’applique à une exécution magnifique, que seules quelques fausses notes sont venues entacher. Les deux contraintes citées plus haut ont été satisfaites : la conformité au schéma interprétatif de l’objet tel que l’interprétation l’a représenté ; la fidélité de cet objet à l’objet initial.

Les objets qui doivent être interprétés sous un schéma donné demandent qu’on les segmente de manière appropriée. La « resegmentation » suppose la substitution d’une partie au tout. Par exemple, l’Ancien Testament ne peut être en entier interprété sous le schème du récit historique : seuls certains passages pourront s’y conformer.

Pour la « reconception », Thom cite un exemple de Donald Davidson, celui-là même que Martin Montminy, page 7, explique dans le présent numéro : il s’agit ici de réinterpréter un terme employé de manière inadéquate par un interlocuteur pour le rendre plus conforme à l’usage qu’il en fait.

La substitution interprétative prend parfois la forme de la découverte d’un objet latent, dont l’objet initial (l’objet manifeste) est vu comme une transformation. Pour Thom, il y a trois types de (re)découverte : celle des origines, celle des intentions, celle des substrata (ou couches profondes).

Pour ce qui est des origines, l’idée est, par exemple, qu’on ne peut interpréter convenablement une œuvre d’art si elle n’a pas été suffisamment bien conservée ; notre interprétation doit alors s’appliquer à un objet originaire perdu.

Parfois les interprètes corrigent les imperfections qu’ils relèvent dans l’exécution des actions qu’ils ont à interpréter. Ils substituent ainsi une action supposée à l’action réellement effectuée. Si l’on reprend l’exemple de Sviatoslav Richter, on sait qu’avec un tel pianiste l’écart entre ce qu’il voulait et ce qu’il réalisait peut être considéré comme très faible (constitué de quelques fausses notes). Les auditeurs (éclairés) auront substitué à ce qu’ils ont entendu l’exécution telle qu’ils l’attribuent aux intentions de Richter.

Les interprètes peuvent devoir déceler une dissimulation. Freud concevait les rêves de cette manière. Le schéma interprétatif freudien peut se formuler ainsi : les rêves sont la satisfaction de désirs. L’objet manifeste est l’altération (effectuée – inconsciemment – par le rêveur lui-même) de l’objet latent, que l’interprétation doit faire apparaître. L’objet latent doit, ici encore, satisfaire aux deux contraintes qui commandent l’opération de substitution interprétative : s’accorder au schéma proposé (la satisfaction d’un désir) et demeurer aussi fidèle que possible (dans les limites de la déformation) à l’objet manifeste. Reste, note Paul Thom, la question de la pertinence du schéma interprétatif freudien : les rêves sont-ils vraiment l’accomplissement de désirs ? Si on ne peut l’établir, la construction freudienne reste une interprétation, mais plutôt dans le sens d’une conjecture ou d’une construction de l’imagination. « Postuler quelque chose qui, s’il existait, donnerait sens à l’objet n’est pas la même chose que d’être en possession de la preuve que l’entité postulée existe réellement. »

Certaines manières de « changer de sujet », conclut Thom, sont intrinsèques à l’interprétation : resegmentation et reconception. Et les deux autres méthodes sont des stratégies interprétatives répandues. Elles sont même universelles au sein de certains types d’interprétation : la découverte de ce qui est caché est l’objectif universel de l’interprétation historique comme de l’interprétation psychanalytique, par exemple.

Cet article relativement court nous laisse sur notre faim sur un seul point : la notion de « schéma interprétatif » n’y est pas suffisamment explicitée ; un tel schéma est-il à l’œuvre dans quelque démarche interprétative que ce soit, ainsi que le suggère l’auteur ?

  1. « On changing the subject », in Joseph Margolis et Tom Rockmore, The Philosophy of Interpretation, Blackwell, 1999, pp. 63-74.
Thierry Laisney