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Cinéma Italien, an 11

Article publié dans le n°1047 (16 oct. 2011) de Quinzaines

Rien ne change, d’une année à l’autre, à Annecy. Le soleil implacable illumine semblablement la statue sulpicienne de Notre-Dame-de-Liesse, fraîchement redorée, toujours perchée sur le sommet de l’église où Madame de Sales vint, en 1566, implorer Dieu de lui donner un enfant, ce François qui fit si belle carrière. Le cygne du quai Madame-de-Warens (jouxte la rue Jean-Jacques-Rousseau, évidemment), immarcescible et hautain, persiste à snober les touristes qui le photographient. La brume de chaleur sur le lac tend à faire de la montagne une forteresse suspendue, comme dans le tableau de Magritte. Rien ne change, si ce n’est la qualité des films proposés par le festival Annecy cinéma italien, dont on pensait l’édition précédente difficilement égalable (cf. QL n° 1  024) et qui est pourtant parvenue à nous surprendre encore.

Annecy cinéma italien 2011
28 septembre – 4 octobre 2011

Rien ne change, d’une année à l’autre, à Annecy. Le soleil implacable illumine semblablement la statue sulpicienne de Notre-Dame-de-Liesse, fraîchement redorée, toujours perchée sur le sommet de l’église où Madame de Sales vint, en 1566, implorer Dieu de lui donner un enfant, ce François qui fit si belle carrière. Le cygne du quai Madame-de-Warens (jouxte la rue Jean-Jacques-Rousseau, évidemment), immarcescible et hautain, persiste à snober les touristes qui le photographient. La brume de chaleur sur le lac tend à faire de la montagne une forteresse suspendue, comme dans le tableau de Magritte. Rien ne change, si ce n’est la qualité des films proposés par le festival Annecy cinéma italien, dont on pensait l’édition précédente difficilement égalable (cf. QL n° 1  024) et qui est pourtant parvenue à nous surprendre encore.

Pourtant, tout devrait aller de travers dans le cinéma italien, les « Beni e Attivita culturali » (nom du ministère transalpin de la Culture) étant, comme tous les secteurs artistiques, les plus aisément sacrifiés en temps de crise. Mathéma­tiquement, la diminution des subsides devait se traduire par une dégringolade du nombre des projets menés à bien. En réalité, jamais le cinéma italien ne s’est apparemment mieux porté depuis trois décennies. Le public a plébiscité les produits du terroir – 42 % de parts de marché, quatre titres nationaux en tête du box-office de l’année, onze films dans les trente premiers. Certes, ce que l’on en sait nous place plutôt du côté de chez Dany Boon que de Resnais (la version locale de Bienvenue chez les Ch’tis, Benvenuti al Sud, fait un tabac), mais le succès de notre Guerre des boutons bifide n’a pas de raison de nous faire plastronner. Tout comme chez nous, les jeunes cinéastes qui ne s’inscrivent pas dans le courant dominant de la comédie adolescente ou des « comédies de Noël » ont du mal, d’abord à exister, ensuite à trouver des salles pour être vus. Par bonheur, le désir de cinéma demeure suffisamment puissant pour qu’une trentaine de premiers films aient été réalisés cette année, souvent avec des bouts de ficelle (250 000 euros pour Sulla strada di casa d’Emiliano Corapi, Prix spécial du jury, Prix d’interprétation pour Vinicio Marchioni).

Comme d’habitude, Jean A. Gili, délégué général du festival, proposait une compétition de neuf premiers ou seconds films, un hommage à une région, cette fois la Sicile – avec la crème de la crème, Rossellini, Rosi, Bolognini, Germi, Bellocchio, Tornatore –, la remise du prix annuel Sergio-Leone (à Daniele Gaglianone, inconnu ici, malgré l’intérêt de son I nostri anni, présenté à Cannes en 2001) et un choix de titres récents en avant-première. Il fallait bien une telle affiche pour nous arracher au plaisir du lait-orgeat dégusté sur les terrasses tropicales. Aucun regret pourtant : à une ou deux déceptions près, la quinzaine de films absorbée quatre jours durant était remarquable ; craignons hélas que le seul public annécien ait pu en profiter ; quoique le nombre de titres italiens sortis en France en 2011 soit en nette augmentation, le choix des distributeurs demeure mystérieux : on attend toujours ici l’éblouissant L’uomo che verra, de Giorgio Diritti, sensation de l’an dernier.

Le Grand Prix a été attribué à Sette opere di misericordia, des jumeaux Gianluca et Massimiliano De Serio, réussite intrigante sur un sujet délicat – une jeune Moldave prête à tout pour se procurer des vrais-faux papiers. D’un personnage a priori peu sympathique – elle vole, tabasse un vieillard, kidnappe un nourrisson –, les De Serio tracent un très fin portrait, à travers le behaviourisme de l’approche : aucune explication, des dialogues réduits au strict nécessaire, une sécheresse totale du regard, à la limite du supportable – ainsi, Roberto Herlitzka, quasi mourant après les coups assénés par la jeune Olimpia Melinte (encore une révélation), baignant dans son urine. La tonalité un peu « roumaine » du filmage (les remerciements finaux à Cristi Puiu, l’auteur de Dante Lazarescu, prouvent la filiation) n’a rien de gênant, car parfaitement adaptée au propos. Les sept œuvres de miséricorde du titre réfèrent au tableau du Caravage – sans chercher entre lesdites œuvres (« nourrir l’affamé, vêtir ceux qui sont nus, abreuver l’assoiffé, etc. ») et les micro-événements décrits l’adéquation qu’une seule vision ne suffit pas à analyser –, et même si l’aspect religieux de la rédemption finale demeure ambigu (elle accepte, en pietà, la mort symbolique de son rêve d’intégration), reconnaissons au film une rare puissance et souhaitons aux jumeaux la même carrière que d’autres célèbres frères.

Annecy nous révèle régulièrement les visages de jeunes acteurs inconnus, tirés d’un vivier particulièrement riche. Côté masculin, aux anciens Toni Servillo et Valerio Mastandrea, ajoutons Vinicio Marchioni, déjà cité, et Clemente Russo, une « nature » impressionnante – son interprétation d’un jeune boxeur opiniâtre dans Tatanka (Giuseppe Gagliardi, Prix du public) est mémorable. Côté féminin, si Donatella Finocchiaro n’est plus une découverte et si Valentina Solarino ne fait, hélas, qu’un passage dans Ruggine (D. Gaglianone), saluons Benedetta Gargani, époustouflante en adolescente anorexique dans Maledimiele (Marco Pozzi) et qui méritait haut la main son prix d’interprétation féminine. Elle a l’âge du rôle, qu’elle assure avec une délicatesse subtile, moitié oursin, moitié peluche, dévorant le contenu d’un réfrigérateur ou se mortifiant pour maigrir avec la même frénésie ; sa relation au monde, parents compréhensifs, amies de cœur ou copains indécis, s’effectue en replis et ouvertures successifs, sans que jamais les clichés, pourtant peu évitables, n’envahissent le champ. Maledimiele pourrait affronter victorieusement ses nombreux homologues français, l’ombre des ados en fleur s’étendant sur une bonne part de notre jeune cinéma, via Lola Doillon, Valérie Mréjen, Céline Sciammia, Rébecca Zlotowski ou autres sœurs Coulin (17 filles, à venir). Marco Pozzi tourne depuis le siècle dernier ; est-ce d’avoir été l’élève d’Ermanno Olmi qui lui donne cette légèreté et cette précision dans la capture de ce bel oiseau fragile ? En tout cas, il prouve qu’un regard juste sur le sujet peut également provenir d’un œil masculin.

Entre déroute de la banque Goldman Sachs et faillite imminente de Dexia, on oublie vite les précédents illustres : il y a huit ans à peine, l’entreprise Parmalat, fleuron de l’industrie alimentaire italienne, disparaissait dans un gouffre de 14 milliards d’euros – plus gros scandale européen de l’Histoire. La façon dont Andrea Molaioli reconstitue (Il gioiellino) quelques phases de l’opération, cavalerie, sociétés bidons, paradis fiscaux, magouilles comptables, etc. – ne manquent que les implications politiques, qui pourtant n’ont pas dû faire défaut –, démonstration imparable de la folie d’une finance sans lois, nous fait regretter une certaine époque du cinéma français moins fixée sur l’adolescence, celle où Girod, Rouffio, Chalonge, Mocky même, entre Banquière, Sucre, Argent des autres ou Chut !, n’hésitaient pas à débrider les abcès du vieux monde, quitte à ce que les gens de goût se pincent un peu le nez. Sans recourir à un tir de barrage dénonciateur, Molaioli fait confiance à la force des faits ; Servillo est aussi irréprochable qu’à son habitude et Sara Felberbaum, autre découverte, campe avec brio une financière glaçante.

Un journaliste atteint de la maladie d’Alzheimer (Una sconfinata giovinezza, Pupi Avati), l’amitié de deux hommes s’occupant de leurs enfants mortellement handicapés (Il padre e lo straniero, Ricky Tognazzi), des clandestins africains s’échouant sur les plages de Linosa (Terraferma, Emanuele Crialese) : aucun des films « événements » n’échappait à la floraison noire. Difficile de sortir intact de ces plongées dans quelques angoisses contemporaines, surtout lorsqu’elles sont reproduites avec autant de crédibilité. L’amenuisement progressif de la raison, le sujet n’est plus neuf et risque de devenir envahissant, hélas ! Avati en réussit néanmoins une approche fort émouvante, aidé par un Fabrizio Bentivoglio, aussi à l’aise en chroniqueur sportif guetté par le néant qu’en père amorphe dans Scialla ! (Francesco Bruni, en compétition) et signe son meilleur film depuis Il cuore altrove (2003). Quant à Crialese, on comprend mal pourquoi son Terraferma a éveillé aussi peu d’échos enthousiastes (malgré le Prix spécial du jury) lors de sa présentation au festival de Venise. Toujours fasciné par l’insularité (Linosa est voisine de la Lampedusa de son Respiro de 2002), il réussit là où M. T. Giordana (Une fois que tu es né, 2005) et Costa-Gavras (Éden à l’Ouest, 2009) ont échoué, en dressant un tableau sans pathos ni schématisme du drame de l’immigration sauvage. La scène où le jeune pêcheur, paniqué, écrase à coups de rame les mains noires, dépourvues de visages comme dans un cauchemar, qui s’accrochent aux plats-bords de son bateau est d’ores et déjà anthologique. Les spectateurs français vont bientôt pouvoir le vérifier, et c’est heureux.

Lucien Logette