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Le nouveau socialisme de Jean-Claude Michéa

Article publié dans le n°1047 (16 oct. 2011) de Quinzaines

Ne pas négliger la pensée de Jean-Claude Michéa, telle qu’elle s’exprime livre après livre (aux éditions Climats) : sa verve inventive et insolente, l’étendue de ses lectures et de ses réflexions, sa combativité infatigable, parfois brutale, contre l’Université (« L’enseignement de l’ignorance »), « la gauche kérosène, celle pour qui le déplacement perpétuel est devenu une fin en soi » ou « la gauche style Libé », la bonne conscience « humanitaire », « le libéralisme parisien », Michel Foucault, Gilles Deleuze, Michel Rocard, Alain Badiou, le Medef, Philippe Meirieu et les passionnés de la pédagogie, Canal Plus, et j’en passe.
Jean-Claude Michéa
Le complexe d'Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès
Ne pas négliger la pensée de Jean-Claude Michéa, telle qu’elle s’exprime livre après livre (aux éditions Climats) : sa verve inventive et insolente, l’étendue de ses lectures et de ses réflexions, sa combativité infatigable, parfois brutale, contre l’Université (« L’enseignement de l’ignorance »), « la gauche kérosène, celle pour qui le déplacement perpétuel est devenu une fin en soi » ou « la gauche style Libé », la bonne conscience « humanitaire », « le libéralisme parisien », Michel Foucault, Gilles Deleuze, Michel Rocard, Alain Badiou, le Medef, Philippe Meirieu et les passionnés de la pédagogie, Canal Plus, et j’en passe.

Surtout, voici quelqu’un qui prend au sérieux le point de vue de George Orwell (1903-1950) sur la politique, tel qu’il s’est exprimé lors de son enquête en milieu ouvrier dans le nord de l’Angleterre (Le Quai de Wigan, 1937), puis de son engagement dans la guerre d’Espagne dans une milice du parti anti-stalinien, le POUM, où il fut grièvement blessé (Hommage à la Catalogne, 1938). Bien d’autres ont pris Orwell au sérieux, parmi lesquels son ami Arthur Koestler, ou plus récemment Simon Leys. Mais Michéa veut en tirer des leçons pour le monde d’aujourd’hui, en essayant de répondre à la question très actuelle : pourquoi la gauche échoue-t-elle à associer à son projet les classes populaires, périodiquement attirées par des formes de « populisme » ? 

Il part de l’option d’Orwell en faveur d’un anarchisme ou socialisme tory, conservateur : conservateur des formes de vie héritées, de la sociabilité des communes et des quartiers, de la moralité instinctive des gens de peu, avec le souci de « protéger les fondements mêmes de la vie en commun », ce qu’Orwell nomme la common decency : « Si vous m’aviez demandé pour quelle raison je m’étais engagé dans les milices, je vous aurais répondu : “pour combattre le fascisme”, et si vous m’aviez demandé pour quel idéal positif je combattais, je vous aurais répondu : “common decency” » (Hommage à la Catalogne).

Rappelant comment le socialisme français (en particulier à la suite de l’affaire Dreyfus) en est venu à se subordonner à la gauche parlementaire de progrès, Michéa s’en prend avec véhémence et précision aux versions actuelles de gauche comme de droite de ce culte du progrès, de l’hypertechnicisation aux dépens des savoir-faire, de l’urbanisation sans frein, de la mondialisation, de l’expansion supposée inéluctable des échanges marchands les plus absurdes, et de la destruction de la planète habitable. Ses alliés ont nom Guy Debord, Marcel Mauss (dont il est vrai les positions politiques sont méconnues), Karl Polanyi ou l’économiste Paul Jorion, Pasolini, Castoriadis. Ainsi en vient-il à repousser l’accusation trop facile de populisme lancée contre certaines réactions populaires visant à défendre des principes traditionnels : le goût du travail bien fait, de la solidarité et de la vie collective, avec ces trois obligations, qui nous ramènent à Mauss : savoir donner, recevoir, et rendre. En rompant avec « le complexe d’Orphée », qui interdit de regarder derrière nous.

Le nouveau socialisme que Michéa veut favoriser ou libérer doit ainsi moins au Marx du « socialisme scientifique » qu’à la tradition ouvrière et paysanne et à une sorte de sens commun populaire. C’est de façon fort talentueuse qu’après avoir cité Camus (« mes idées sur la morale et les hommes, c’est au football que je les dois »), il oppose « le jeu merveilleux du FC Barcelone (héritier, sur ce point, du “football socialiste” de Gusztàv Sebes) et le football libéral d’un Raymond Domenech (qui a visiblement la préférence de Mediapart), où chaque monade isolée semble jouer pour elle-même, un casque MP3 sur les oreilles, et la seule obsession du prochain contrat en tête ». En l’absence d’un mouvement ouvrier fort, voire d’une classe ouvrière organisée, on peut douter des chances prochaines d’un anarchisme conservateur en France. De plus, le radicalisme anti-libéral de Michéa l’égare parfois visiblement, comme s’il s’enivrait de son propre brio. À l’excès qui emporte le libéralisme (celui de Deleuze comme celui de certains économistes), faut-il répondre par un excès symétrique, comme quand l’auteur met entre guillemets le « militantisme » Internet et la « forme réseau », méconnaissant il me semble l’intérêt crucial de cette forme de communication dans des pays comme la Chine (1), où toute forme d’organisation indépendante de défense des droits du peuple spolié, déplacé, dépossédé et maltraité est interdite ? Mais qui sait ? Le livre brillant et instructif de Michéa mériterait d’être lu par quelques politiques, et par nombre d’électeurs hésitants.

  1. Voir de Pierre Haski, Internet et la Chine, Seuil, coll. « Médiathèque », 2008.
Pierre Pachet

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