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Dessiner pour affronter

Article publié dans le n°1234 (19 mars 2021) de Quinzaines

Le sujet du Taureau par les cornes (la naissance d’un enfant trisomique) est sans doute pour un père dessinateur l’un des plus difficiles à traiter. Morvandiau (alias Luc Cotinat) prend le crayon, ne cachant rien des angoisses et des métamorphoses intérieures qui permettent d’affronter l’obstacle, de le regarder bien en face, et dépasser la peur.
Morvandiau
Le taureau par les cornes
Le sujet du Taureau par les cornes (la naissance d’un enfant trisomique) est sans doute pour un père dessinateur l’un des plus difficiles à traiter. Morvandiau (alias Luc Cotinat) prend le crayon, ne cachant rien des angoisses et des métamorphoses intérieures qui permettent d’affronter l’obstacle, de le regarder bien en face, et dépasser la peur.

La situation décrite et racontée par ce livre est d’autant plus empreinte de terreur que la naissance d’Émile, trisomique, coïncide avec la découverte d’une forme de démence chez la mère de l’auteur. L’univers entier s’écroule en quelques minutes et le bulldozer initial, avec sa présence graphique massive, dit très clairement ce qui se passe lors de l’annonce des deux nouvelles, avant que la représentation même du moment de l’annonce ne soit possible : murs détruits, fenêtres ouvertes sur le vide, cases blanches.

On assiste moins à un récit chronologique détaillé qu’à une série de séquences, souvent métaphoriques et indirectes, qui remontent, presque par capillarité, de la mémoire à l’histoire personnelle profonde et aux héritages de l’histoire familiale. Par le truchement de la télévision et du cinéma (Freaks, Rain Man, Vol au-dessus d’un nid de coucou et de nombreuses autres références), beaucoup est dit du désarroi, de la perte de repères, de la chute et les images redessinées des films viennent à la fois faire écran et traduire la révolte, la folie, les pensées noires.

La déflagration touche le couple, la famille, les proches, rien n’est caché du tremblement de terre que l’arrivée d’Émile provoque. Comme dans d’autres récits graphiques sur ce sujet, la vocation est aussi d’informer, de prévenir (la diversité des réactions des proches, le tact rare de certains amis, la violence administrative de certains services hospitaliers), de montrer les chemins parcourus, parfois pour rien, parfois avec succès. Dans le même effort, il s’agit de penser ce que la bande dessinée devient et peut dire sur cette vie avec lui, et les mouvements qui sont les siens, dans le développé des images du quotidien. Non pas un simple témoignage, mais l’invention d’une forme et d’une expression graphique.

La narration-mémoire laisse jaillir les souvenirs de musiques, de films, les fragments d’une mémoire iconique qui vient cogner contre les images du réel, cet autre film, cette fois dessiné. Émile progressivement, par le dessin, se trouve pris dans le flux de la vie, de la scène mentale en pleine reconfiguration, y joue son rôle, son langage et sa partition. Le regard du père change, va changer, a changé et ce dessinateur au trait variable et secoué tient ses crayons et ses encres effectivement comme le taureau par les cornes.

Après être tombé au sol, il s’accroche, il est traîné, blessé, il se relève, ne lâche pas et le lecteur suit, apprend, comprend, non seulement parce que le sujet est traité avec recul, mais parce que la singularité du dispositif graphique fait passer le message d’un combat qui peut être mené et qui embarque le père, le lecteur et le fils dans la même histoire. Émile, par des chemins complexes, est entré dans les images, dans le sens, dans la fratrie. En nous.

Luc Vigier

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