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En premier. Des inédits de Julien Gracq

Article publié dans le n°1037 (01 mai 2011) de Quinzaines

 Les archives de Julien Gracq (mort en décembre 2007) léguées à la BnF viennent de livrer deux cahiers d’écolier contenant l’un un Journal de bord, l’autre un récit sans titre fondé sur quelques éléments empruntés au premier, témoignages inédits et inattendus sur la partie active de l’aventure militaire de l’écrivain, du 10 mai au 2 juin 1940.
Julien Gracq
Manuscrits de guerre
(Corti)
 Les archives de Julien Gracq (mort en décembre 2007) léguées à la BnF viennent de livrer deux cahiers d’écolier contenant l’un un Journal de bord, l’autre un récit sans titre fondé sur quelques éléments empruntés au premier, témoignages inédits et inattendus sur la partie active de l’aventure militaire de l’écrivain, du 10 mai au 2 juin 1940.

Mobilisé comme lieutenant à la fin d’août 1939, il passera « la drôle de guerre » en Moselle puis dans le Boulonnais et en Flandre, avant de rejoindre son régiment d’infanterie qui sera baladé, au gré de l’incurie du commandement, jusqu’en Flandre hollandaise, puis, après la percée des blindés de Guderian, gagnera à pied la région de Dunkerque, atteinte le 23 mai au soir. Suivent dix jours d’une absurdité tragique : engagements confus – et néanmoins potentiellement meurtriers – de fantassins sans cartes ni jumelles avec les chars allemands le long de l’Aa, capture « héroïque » de deux estafettes à moto, isolement dans la cave d’une maison sous une grêle d’obus, et finalement capture en sous-sol devant Hoymille le soir du 2 juin.

Le lieutenant Poirier a donc fait partie de ces troufions que la manœuvre d’encerclement teutonne a piégés dans la nasse de Dunkerque et alentour. Au fait, troufion non pas, mais bel et bien officier, ce qui conduit à se poser une question : pourquoi un brillant agrégé d’histoire et de géographie, déjà auteur d’un premier roman (Au château d’Argol) paru chez José Corti, éditeur auquel Gracq restera fidèle toute sa vie et au-delà, roman paru en 1938 et aussitôt salué par André Breton a-t-il fait son service à Saint-Maixent ?

La réponse est sans équivoque et n’implique pas un appétit de galons de la part du jeune homme engagé au Parti communiste en 1936 à vingt-six ans – mais qui rendit glorieusement sa carte dès que fut connue la signature du pacte Molotov/Ribbentrop, soit au moment même de la mobilisation en août 39 : Louis Poirier, né en 1910, reçu à l’École normale supérieure en 1930, s’est simplement conformé à la règle, tous les normaliens étant automatiquement à cette époque intégrés à Saint-Maixent avec le grade et la solde de sous-lieutenant.

Et en effet on peut supposer que, pour être patriote et cocardier, il faut – même si ça ne suffit pas – avoir un sens au moins minimal de la fraternité d’armes. Or, ce qui ressort avec le plus de netteté du premier de ces deux récits exhumés dont Julien Gracq n’avait jamais parlé, qu’il ne destinait sûrement pas à la publication, mais qu’il n’a pas non plus détruits, c’est que le futur auteur de Lautréamont toujours n’éprouve à l’égard des hommes que les circonstances ont placés sous ses ordres aucun sentiment de consanguinité. Les pauvres gars, bretons pour la plupart, comme Poirier lui-même, et remarquablement ahuris devant une guerre qu’on leur demande de faire quand elle est déjà perdue, n’ont pour obsession – on les comprend – que de survivre dans les encoignures des actions insensées que l’État-major les force à accomplir, et pour tuer le temps et l’angoisse se saoulent la gueule dès que l’occasion s’en présente (elle se présente souvent), puis (une part notable d’entre eux) tournent casaque et rejoignent les cantonnements – ou bien disparaissent carrément – si le geste vague d’un soldat envoyé quérir des ordres qui la plupart du temps manquent peut s’interpréter comme une consigne de repliement.

Face à cette insurrection larvée le chef de section qui détaille afin de ne pas les oublier ses « souvenirs de guerre » s’éprouve très vite impuissant. Plutôt que de s’avouer tout de suite qu’il n’a aucune autorité, il enrage et accable, dans l’intimité de l’écriture, ceux dont il est responsable d’un mépris d’autant plus écrasant qu’il n’émane pas d’une différence de classe sociale (les Poirier sont tout au plus des petits-bourgeois, et de fraîche date) mais de l’abîme qui sépare le peuple inculte de l’aristocratie intellectuelle à laquelle Poirier/Gracq appartient de droit.

Est-il pour autant antipathique, ce fort en thème qui regarde de haut ses « frères » d’infortune ? Étrangement non, ou en tout cas pas toujours – l’indifférence absolue qu’il manifeste à l’égard de la mort d’un de ses hommes n’en est pas moins un peu forte de café, mais il a l’honnêteté de la noter sans fard (bien que son Journal ne soit que pour lui-même). Il est si patent que, comme Michaux, « quelqu’un n’aime pas ses compagnons de voyage » dans ces « souvenirs » amers ou moqueurs mais toujours marqués par le rejet de l’autre, que le lecteur y décèle une forme d’innocence, et se rappelle opportunément l’image qu’Armand Hoog, commensal de famine à l’Oflag IVD en Silésie, a gardée du prisonnier au camp d’Hoyersverda : « Ce Gracq, le plus individualiste, le plus anticommunautaire de tous, le plus férocement antivichyssois, il passait là-dedans comme soutenu par son mépris, sans se laisser atteindre » (cité par Bernhild Boie dans le volume I, page LXXII, de son admirable édition de Gracq en « Pléiade »). Tel il fut assurément au moment de la défaite, tel il demeurera en Allemagne jusqu’à ce qu’un soupçon (erroné) de tuberculose lui permette d’être rapatrié dès février 1941.

Est-ce à l’Oflag que les Manuscrits de guerre ont été rédigés, ou bien au retour, quand le professeur Poirier avait déjà retrouvé (en avril) un poste au lycée Henri-IV à Paris ? Révélateur, en tout cas, de la radicale prise de distance d’un officier français il est vrai assez singulier à l’égard de tout l’anecdotique humain de la guerre, y compris aux jours les plus chauds (épisodes de « La Nuit des ivrognes », de la rencontre des deux motocyclistes, du pilonnage subi à fond de cave), « Souvenirs », compte-rendu minutieux, aboutit à une conclusion crânement assumée : je ne suis fait ni pour commander ni pour être commandé, constat en lequel nous reconnaissons un « camarade du non et du crachat mal rentré », comme le dit encore Michaux. Mais il y a bien plus dans ce texte qu’une confirmation de l’aversion de l’écrivain dans sa jeunesse vis-à-vis de toute promiscuité sociale. On y trouve une série d’anticipations, souvent fulgurantes, de ce que sera en septembre 1958 – soit près de vingt ans après l’expérience de la guerre – Un balcon en forêt, pour nous le plus beau texte de Gracq.

Car entre les avancées et les reculs également aberrants d’une « campagne » dont les neuf dixièmes se déroulent sans qu’on voie un seul ennemi, sans qu’un seul coup de fusil soit tiré, s’étalent de longues plages de promenade méditative où l’écriture merveilleusement exacte à la fois et capable de déraper en rêverie poétique excelle à restituer le goût physique d’un paysage, la splendeur météorologique, l’inquiétude d’un sous-bois à la nuit tombante, la vision presque allègre d’un paisible panorama en marge du drame. Gracq est déjà un peintre incomparable de la nature des lieux, qu’il appréhende en géographe sensuel, de la saveur, du parfum de l’atmosphère rurale. Si les hommes le fatiguent ou le dégoûtent, la nature lui parle, mais dans son langage à lui, celui de la métaphore saisissante ou de la comparaison littéraire. Les livres qui le séduisent, Lautréamont, Poe, se tiennent toujours juste au-dessous de son approche réaliste des choses, ils affleurent partout dans ce Journal pourtant aussi précis que possible, mais c’est que pour cet écrivain précieux et maniériste (au sens italien, non péjoratif, de l’adjectif), l’art sourd comme une odeur sui generis de la nature et la nature est un effet de l’art, inextricablement.

D’autre part, si l’écrivain camouflé en soldat ne s’intéresse guère à ses semblables – sauf rares cas de communion, muette le plus souvent, induits par une sensation toute paysanne ancrée dans la connaissance cénesthésique du réel concret, qu’il semble fugacement au chef de troupe partager avec celle-ci –, il s’intéresse beaucoup à lui-même. Certes jamais il ne pose au moraliste de l’époque classique, car la généralisation du particulier à l’universel n’est pas son fort. Mais son écriture fonctionne comme traductrice des vibrations d’une membrane hypersensible dont elle transmet les déformations sous l’impact des affects extérieurs, via le canal des terminaisons nerveuses, jusqu’à la conscience claire du narrateur.

C’est ainsi que le premier contact avec la peur de la mort, lorsque la section, mal abritée derrière un remblai, est prise sous le tir rasant d’une mitrailleuse de char, donne lieu à une analyse d’une vérité, et d’une absence de forfanterie, exemplaires ; ainsi qu’est traité le moment faussement glorieux (le lieutenant n’a même pas pu sortir à temps son pistolet de l’étui, c’est son compagnon qui a tiré) de la capture des motocyclistes.

Le second texte, intitulé sobrement « récit » par l’éditrice, de même longueur que le premier et non reproduit en fac-similé, constitue une tentative de passage à la fiction : usage de la troisième personne au lieu de la première, héros au nom inventé (G. qui est bien sûr mis pour Gracq, et deviendra Grange dans Un balcon en forêt inspiré d’ailleurs pour son décor, si essentiel, par une virée postérieure et courte dans les Ardennes où est transposée l’attente inutile vécue bien plus au nord au cours de « la drôle de guerre » en 39-40 et non par la guerre de relatif mouvement qui a suivi), enfin et surtout concentration et resserrement de l’action sur quarante-huit heures comprenant le baptême du feu du 23 mai et l’épisode des motocyclistes du 24. Sont écartées du récit toute la lente préparation par l’errance à travers un pays plat et dépourvu d’ennemis, et toute la conclusion (encerclement, siège, reddition) de l’aventure.

Au contraire des « Souvenirs », fréquemment ironiques ou même tragi-comiques, qui racontent par le menu les pérégrinations, l’anabase vers la mer du Nord chérie, les extases esthétiques devant un ciel ou une prairie en fleurs, le « récit » est de tonalité sombre, rempli par l’expérience de la mort qui vient, frénétique et violemment critique quand il met l’accent, pour finir, sur l’ignominie d’un des villageois français. On avait confié à ce revanchard le motocycliste allemand grièvement blessé en attente d’évacuation sanitaire, il en a profité pour écraser à coups de talon la face à un mourant – avant de prendre la fuite, « l’homme ayant plus qu’on ne pense le pouvoir de faire la nuit en plein jour », note le narrateur dans un ultime accès de misanthropie qui pourrait être signé Louis-Ferdinand Céline ou, dans ses heures d’accablement, André Breton.

Certains inédits d’écrivains gagnent à rester enfouis. Ceux-ci, magnifiquement introduits et édités, font un honneur de plus à un des créateurs de poésie en prose les plus inspirés de feue la « modernité ». 

Maurice Mourier