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Figures de la musique contemporaine

Article publié dans le n°1026 (16 nov. 2010) de Quinzaines

 Œuvre du journaliste américain Alex Ross, critique musical au New Yorker, "The Rest is Noise" est un panorama subjectif de la musique du XXe siècle. Plutôt qu’une étude rigoureuse de la musique contemporaine, c’est l’évocation délibérément pittoresque des figures qui l’ont successivement incarnée, replacées dans leur environnement historique et politique.
Alex Ross
The rest is noise. A l'écoute du XXe siècle. La modernité en musique
 Œuvre du journaliste américain Alex Ross, critique musical au New Yorker, "The Rest is Noise" est un panorama subjectif de la musique du XXe siècle. Plutôt qu’une étude rigoureuse de la musique contemporaine, c’est l’évocation délibérément pittoresque des figures qui l’ont successivement incarnée, replacées dans leur environnement historique et politique.

Trois parties divisent chronologiquement ce vaste récit : 1900-1933, 1933-1945 et 1945-2000. The Rest is Noise apporte beaucoup de renseignements sur son sujet, c’est un livre fortement documenté. Il fait défiler une multitude d’œuvres musicales, éveillant chez le lecteur, grâce à l’enthousiasme de l’auteur, le désir de les connaître ou de les connaître mieux. Réaliser l’unité d’une pareille narration était cependant une gageure, et la question se pose souvent de la pertinence de ce que l’auteur nous raconte : pourquoi ces éléments biographiques en particulier, le résumé de ce livret d’opéra, la description de ces fragments d’œuvres… Les paragraphes se succèdent sans qu’Alex Ross nous montre clairement à quel usage il destine les matériaux qu’il accumule au fil du chemin. C’est le souci du pittoresque qui préside à l’ensemble ; The Rest is Noise fait partie de ces trop nombreux essais dont aucun chapitre ne peut commencer autrement que par une anecdote ou une image frappante : il faut bien accrocher le lecteur !

C’est, d’autre part, le livre d’un auteur un peu trop sûr de lui. Usant parfois à leur égard de la liberté d’un romancier, Ross semble savoir mieux que ses « personnages » ce qu’ils ont pu croire ou penser. Par exemple, lorsqu’en 1920 Ravel s’entend dire par Diaghilev à propos de La Valse : « c’est un chef-d’œuvre, mais ça n’est pas un ballet ; c’est le portrait d’un ballet », Alex Ross croit pouvoir interpréter cette remarque ainsi : « De toute évidence [cette locution suspecte revient souvent sous sa plume], Diaghilev signifiait par là qu’il manquait à l’œuvre de Ravel cet aspect froid et impitoyable dont l’après-guerre avait fait sa marque. » D’autres traits du livre de Ross peuvent irriter. On y trouve en effet quelques portraits qui laissent pantois : « Avec son crâne d’œuf, ses yeux globuleux et sa lippe sensuelle, Stravinsky avait quelque chose d’un gros insecte » ; des explications insolites : les « émotions irréelles et solitaire » ressenties par Ravel pendant la guerre aideraient « à mieux comprendre les pièces pour piano du Tombeau de Couperin » ; des rapprochements carrément inintelligibles : « Recouvrant la foi, Stravinsky se trouvait en parfaite conformité avec les tendances de l’heure. En effet, l’année 1925 fut celle du retour d’une certaine forme de sobriété dans la culture française » ; des accusations gratuites : « Ravis à l’idée de passer une soirée en compagnie de musiciens à la peau noire, Cocteau et Poulenc n’envisageaient tout de même pas de se lier d’amitié avec eux, ni même de prolonger la conversation le lendemain, à une terrasse de café » (1) ; des plaisanteries de mauvais goût : Schoenberg n’ayant pas cédé à la tentation de se donner la mort, Alex Ross note que « le suicide ne cadrait pas avec le style Schoenberg ».

La version française ajoute au sous-titre original la mention : « la modernité en musique » ; c’est une addition injustifiée car on ne peut pas dire que la question soit examinée en profondeur dans le livre. Pour Ross, est « moderne » ce qui appartient au temps présent ; à ce compte-là, nous sommes tous modernes et à peu de frais. Il ne rend pas suffisamment justice au caractère central pour la musique du XXe siècle de la révolution de l’atonalité, opérée principalement par Schoenberg. Certes, son livre a été écrit « après la bataille », et on n’a pas aujourd’hui à se prononcer sur l’événement Schoenberg comme il y a soixante ou quatre-vingts ans. Mais de même qu’une révolution politique laisse des traces bien après qu’elle s’est produite, de même le dodécaphonisme (la « musique des douze sons » contenus à l’intérieur d’une octave) ne peut, par ses conséquences, être mis sur le même plan que tel ou tel courant musical ayant émergé au XXe siècle. Il faut lire sur cette question, dans un ouvrage qui n’est pas consacré à la musique, le passionnant « scolie » du livre I de Logiques des mondes d’Alain Badiou (Seuil, 2006, pp. 89-99 : « Une variante musicale de la métaphysique du sujet »). Dans le vocabulaire de Badiou, le sujet est en l’occurrence ce qu’on appelle la « musique contemporaine », et l’événement « ce qui casse en deux l’histoire de la musique en affirmant qu’un monde sonore est possible qui ne soit pas réglé par le système tonal » : c’est le dodécaphonisme, dont l’expression la plus radicale est le dodécaphonisme sériel. Le « sujet » présente deux modalités possibles : soit il « ouvre une négociation avec le vieux monde » (comme chez Berg), soit il décide d’imposer le nouvel univers musical (Webern). C’est la fécondité même de cette opposition qui prouve qu’on a bien affaire à un « événement ». Pour Badiou, la musique sérielle est la « vérité du style classique parvenu à la saturation de ses effets ».

Adepte de l’existence d’un seul monde-musique, Alex Ross est quant à lui plus sensible à la réconciliation qu’à la rupture. Au moment d’interpréter un peu légèrement les propos d’un Boulez « assagi », il opte pour un style indirect libre qui semble refléter davantage son opinion propre que celle du compositeur : « En fin de compte, la notion de progrès en musique, dont la définition variait au gré des saisons, se révélait contingente et subjective. La philosophie de la musique moderne ressortissait naturellement au domaine du goût, et demeurait secondaire par rapport à la voix libre et individuelle de l’artiste. » Ross souligne aussi que sur le soir Schoenberg « était désormais moins dogmatique et moins systématique dans la condamnation de ses rivaux ».

C’est le même « consensualisme » qui lui fait insister sur la labilité croissante des frontières entre les différents types de musiques, ce qui lui permet d’autant plus facilement d’écarter toute idée de hiérarchie entre eux. Pour être « branchée », cette position n’en est pas moins discutable. La musique « savante » (à laquelle de ce point de vue il faut associer le jazz) est, en effet, beaucoup plus inventive et plus complexe que la musique « de variétés », par exemple : il n’y a pas de commune mesure. Ce qui n’interdit pas les influences réciproques et n’empêcherait, en outre, personne de donner pour une seule chanson qui lui est chère un bon nombre de symphonies et de concertos, mais c’est une autre question ; non, tout n’est pas égal ! Ou bien alors il ne faudrait plus croire en rien.

  1. Traduction assez libre du texte original : « Cocteau and Poulenc were enjoying a one-night stand with a dark-skinned form, and they had no intention of striking up a conversation with it the following day. »
Thierry Laisney

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