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"Ça te passera"

Article publié dans le n°1089 (01 août 2013) de Quinzaines

On entre en littérature par des portes diverses. Pour beaucoup, c’est celle du Petit Prince, dont on célèbre cette année les soixante-dix ans. D’autres y entrent par une voix qui annonce le fameux « Il était une fois ». On pourrait continuer ainsi de façon infinie ou presque. Le numéro que la NRF consacre à l’enfance de la littérature permet de se faire une idée sur ce thème.

STÉPHANE AUDEGUY et PHILIPPE FOREST (dir.)

L'enfance de la littérature

Nouvelle revue française, juin 2013, 224 p., 20 €

On entre en littérature par des portes diverses. Pour beaucoup, c’est celle du Petit Prince, dont on célèbre cette année les soixante-dix ans. D’autres y entrent par une voix qui annonce le fameux « Il était une fois ». On pourrait continuer ainsi de façon infinie ou presque. Le numéro que la NRF consacre à l’enfance de la littérature permet de se faire une idée sur ce thème.

Qu’on aime le conte de Saint-Exupéry ou qu’il exaspère, Le Petit Prince est de ces livres « incontournables ». Si on ne le relit pas, on l’a lu ou on connaît certaines de ses phrases célèbres (on pourrait même dire « cultes ») et on échappe difficilement à la vision de ses personnages ; de la tasse au foulard, de la trousse au sac à dos, le mouton, le petit prince et les étoiles sont déclinés. Mais trêve de mauvaise foi ou de méchanceté (on voit de quel côté se situe l’auteur de ces lignes), le numéro composé par Philippe Forest et Stéphane Audeguy autour de la figure du Petit Prince tourne autour de la littérature d’enfance, de la façon dont, enfant, on entre dans les livres, de ce qu’est la littérature pour la jeunesse (le « pour » étant des plus discutables).

Dans un premier temps, l’œuvre de Saint-Exupéry constitue le cœur de la réflexion. « Écrire enfant », deuxième partie du numéro, relate les premières expériences d’écrivains, souvent autour de la poésie qu’on écrit « pour sa maman ». « Écrire l’enfance » est la partie la plus dense de l’ouvrage, avec les réflexions de Pierre Péju sur l’enfantin, celles de Jean-Noël Blanc sur cette « littérature jeunesse » qui pourrait ou devrait occuper une place centrale dans la construction des lecteurs, et quelques autres. Plus tournées vers la fiction, quelques romancières comme Gaëlle Obiégly, Valérie Zenatti ou Geneviève Brisac donnent une autre forme à la réflexion.

Partons donc du texte de Jean-Noël Blanc. Il est roboratif et rappelle quelques vérités simples et nécessaires. Ainsi le fait que la littérature jeunesse ne doit pas être appliquée comme un exercice scolaire, doit fuir la pédagogie et ne pas devenir prétexte à des débats de société, et n’a pas à faire de la morale. C’est « l’alliance du miel et du fiel », écrit-il, songeant à ce qu’est l’adolescence, un temps de l’existence que ses romans évoquent souvent. Des noms d’écrivains nous viennent, peu cités dans le recueil, comme celui d’Agnès Desarthe, de Gisèle Bienne, de Marie Desplechin ou de Xavier-Laurent Petit, parmi bien d’autres, dont l’écriture vivante, à la fois proche des jeunes lecteurs et instaurant la distance nécessaire, forge sans doute les lecteurs adultes dont nous avons terriblement besoin.

La réflexion de Pierre Péju sur l’enfantin prend appui sur Walter Benjamin, Nathalie Sarraute et Michel Leiris. Elle part d’une sorte d’impossibilité à écrire l’enfantin, de la fadeur de bien des récits autobiographiques, tentant laborieusement, par un « quand j’étais petit », de rendre « la musique discrète mais surtout les singulières clartés et les émois qui accompagnaient notre regard neuf sur les choses ». Pour Benjamin, écrire l’enfantin, c’est agir « comme on arrache un objet à un incendie » ; chez Nathalie Sarraute, l’écriture se fait « vivante et vacillante ». Péju note que l’enfantin exige une écriture « en train de se faire ».

Mais on sera aussi touché par le récit que fait Jean-Philippe Blondel de sa « chute » en littérature. Ce n’est pas par le livre mais par la version enregistrée d’un livre magique qui commence par « Il faisait chaud cet après-midi-là » : le début d’Alice au pays des merveilles. Et très intrigué, presque fasciné par le texte de François Bégaudeau sur des animaux, voix singulière qui clôt la revue.

On s’en voudrait toutefois de passer à côté du conte de Saint-Exupéry dont quelques lectures donnent une autre idée que celle qu’on en a, presque a priori. Celle de Philippe Forest commence sur une formule juste : « Un livre comme celui de Saint-Exupéry ne se célèbre en somme que dans le secret, avec chaque nouveau lecteur qui le découvre, avec chaque lecteur qui le découvre à nouveau […] commémorer Le Petit Prince, comme cela est légitime et souhaitable, n’a de sens qu’en vue d’inviter chacun à une célébration semblable et afin d’en faire partager un peu le secret ». On est donc du secret ou pas, et si tel n’est pas le cas, on l’est pour Pinocchio, Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson ou Peter Pan. C’est d’ailleurs avec ce dernier livre que Philippe Forest établit la comparaison, montrant quelle place le texte de Saint-Ex et celui de Barrie occupent dans sa propre œuvre, et en quoi ce sont des œuvres de deuil et d’exil. L’un a été écrit pendant la Seconde Guerre mondiale à New York, l’autre à Londres par un Écossais. Peter Pan reprend Margaret Ogylvie, roman de Barrie dans lequel il tente d’exorciser la mort de David, son frère aîné, mort qui a détruit sa mère. François, le jeune frère de Saint-Exupéry, mort en 1917 de maladie, est le dédicataire secret du Petit Prince. Et on sait quelle place l’enfant mort occupe dans l’œuvre de Philippe Forest. Ainsi, « les deux faces symétriques d’un même mythe » passionnent-ils l’auteur de L’Enfant éternel et du Siècle des nuages. On lira avec beaucoup d’intérêt les réflexions de Natsuki Ikezawa, traducteur japonais de Saint-Exupéry, sur la gloire de l’écrivain français au Japon, qui a un musée à son nom au pied du mont Fuji. Le conte de Saint-Exupéry permet aux Japonais de comprendre l’importance des rites liés à la terre pour les Français, ceux qui priment pour leur peuple étant autres.

Enfin, on s’amusera en lisant le texte de Tiphaine Samoyault sur ce livre qu’elle a tant aimé. Enfant, elle a voulu un cadeau pour son anniversaire : l’œuvre complète de Saint-Exupéry. Ce livre a été sa première Pléiade. Elle l’a gardé jusqu’à ce jour, parmi quelques rares livres. Mais elle ne l’a jamais rouvert. Jusqu’au moment de cet article. Tout ce qu’elle admirait dans l’œuvre de Saint-Exupéry, « le sentiment des étoiles, l’héroïsme bourru, les maximes mémorables sur la grandeur de l’homme plus vertueux, plus courageux que les bêtes […], tout cela ne me plaît plus, ne me donne pas d’avenir ». Il en reste toutefois quelque chose, dont on retrouve l’écho dans son dernier livre Bête de cirque : la parole qui l’insupporte : « […] chaque fois que quelqu’un dit “ça te passera” […] la phrase assénée double mon désir ou mon chagrin ». Sans doute est-ce là la vertu de certaines lectures d’enfance, innocentes et passionnées : ce qu’elles nous disent de nous ne passe pas, ou ça ne nous passe pas.

Norbert Czarny