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Indésirables et réprouvées

Article publié dans le n°1247 (10 oct. 2022) de Quinzaines

Voici enfin paru ce qui sera le livre de référence sur le seul camp français d’internement de femmes étrangères « indésirables ». Il nous fait pénétrer dans leur vie quotidienne, les incertitudes de leurs statuts et de leurs destins, les combats politiques et administratifs locaux dont elles sont l’objet, l’enjeu ou le révélateur. Par la minutie de son enquête, sa précision, la pertinence de ses observations, Michèle Descolonges nous fait revivre, en trois actes, ce qui fut – et reste encore – une question majeure : qu’est-ce que l’hospitalité ? Et plus précisément : envers des femmes, étrangères et réputées douteuses ?
Michèle Descolonges
Un camp d’internement en Lozère, Rieucros, 1938-1942
Voici enfin paru ce qui sera le livre de référence sur le seul camp français d’internement de femmes étrangères « indésirables ». Il nous fait pénétrer dans leur vie quotidienne, les incertitudes de leurs statuts et de leurs destins, les combats politiques et administratifs locaux dont elles sont l’objet, l’enjeu ou le révélateur. Par la minutie de son enquête, sa précision, la pertinence de ses observations, Michèle Descolonges nous fait revivre, en trois actes, ce qui fut – et reste encore – une question majeure : qu’est-ce que l’hospitalité ? Et plus précisément : envers des femmes, étrangères et réputées douteuses ?

Parmi tous les camps d’internement ouverts en France à la fin des années 1930, celui de Rieucros, à Mende en Lozère, présente deux particularités : il est ouvert en février 1939, en tant que premier « centre spécial » de placement des étrangers « indésirables », pour donner suite au décret-loi du 12 novembre 1938, qui distingue « les individus moralement douteux, indignes de notre hospitalité, et la partie saine et laborieuse de la population étrangère » ; il devient l’unique « centre de rassemblement d’étrangères » où des femmes sont « hébergées » à partir d’octobre 1939, certaines avec leurs enfants. 

Denis Peschanski le souligne : « Il n’est déjà pas simple d’établir un état chiffré de la situation. Quant à appréhender le comportement des femmes dans cette situation extraordinaire, au sens plein du terme, nous pouvons proposer quelques pistes, mais il y a plus d’interrogations que de réponses assurées[1]. »

En enquêtant durant cinq ans sur le sort des femmes internées à Rieucros, Michèle Descolonges a apporté bon nombre de « réponses assurées ». Non contente de suivre les péripéties de la vie du camp, au point que le lecteur croit y pénétrer et en vivre quelques moments forts, elle a relevé de multiples défis :

– différencier ces femmes selon le statut que l’administration leur a donné et selon leurs propres identifications (politiques, nationales, sociales, voire sexuelles) ;

– représenter les modes de relation qu’elles ont construits ou qui leur ont été imposés ;

– décrire de très près l’évolution des relations entre internées, gardien(ne)s, police locale, administration préfectorale et autorités municipales, sans oublier le clergé ;

– saisir dans sa complexité l’évolution des relations entre préfets de Lozère et maires de Mende successifs, ainsi que leur interprétation des directives nationales ;

– nous rendre vivantes certaines de ces internées, dont l’auteure suit le parcours avant et après leur séjour à Rieucros, parfois sur des décennies. 

Le livre couvre trois périodes et trois modes d’enfermement.

– La période des hommes, en grande partie des réfugiés politiques dont bon nombre venant des brigades internationales d’Espagne, les autres étant des délinquants, réels ou supposés. Les journaux locaux – catholiques pour la plupart – fustigent cette présence de « Juifs allemands » et de « marxistes espagnols », décrits comme menaçants. Certains auraient aimé travailler, et le préfet les soutient, en vain, car les élus locaux et l’évêché restent hostiles. Entrés « indésirables », ils le restent. La déclaration de guerre, en septembre 1939, provoquera leur transfert au camp du Vernet, où les conditions de détention seront plus dures.

– Celle des femmes entre octobre 1939 et l’été 1940 (après l’armistice du 22 juin). Près de six cents femmes sont « hébergées » à Rieucros, dont certaines avec des enfants, non répertoriés. Durant cette période de grand désarroi, aussi bien chez les autorités que dans la population, la plupart se réclament de leur amour de la France, parfois de leur antinazisme, et se demandent pourquoi elles doivent être ou rester internées. Comme dit l’auteure, elles vivent dans une « attente indéfinie ». L’arbitraire des détentions s’accroît : aux trois motifs officiels d’internement (condamnées de droit commun ; professant des opinions extrêmes ; suspectes du point de vue national) vient s’ajouter un « autre motif » qui revient souvent à dire « sans motif connu ». Ces femmes s’organisent, les « politiques » cherchant à prendre la direction des opérations concernant la solidarité à l’intérieur du camp, tandis que se dessine simultanément une « solidarité de l’ordinaire ». Solidarité freinée par les différences de confession plus que par les nationalités d’origine, et prenant des formes variées selon qu’il s’agit des couvertures, des paquets à distribuer, d’obtention de nourriture spécifique, de réception de journaux, de jeu avec les enfants. L’auteure souligne que les gardiens et gardiennes du camp (une trentaine) sont diversement disposés envers les internées, et parfois changent d’attitude au fil du temps.

– Celle des femmes entre juillet 1940 et février 1942. Les lois raciales s’ajoutent aux décrets-lois contre les étrangers. Certaines détenues sont libérées à condition d’être « aryennes » (pour rentrer chez elles, disent-elles), d’autres sont envoyées dans des camps plus durs. Une commission issue des accords d’armistice, venue à Rieucros pour trier les détenues en vue de leur « renvoi » en Allemagne, suscite des réactions aussi variées que leurs craintes et espoirs. À partir de janvier 1941, Rieucros devient un « camp de concentration ». Le quadrillage administratif se précise, les sanctions s’aggravent, le courrier est contrôlé, la discipline chez les gardiens est renforcée. Une nouvelle catégorie, celle des « indésirables » françaises, apparaît. Les autorités locales, jusqu’alors peu impliquées, se divisent sur le degré de coopération avec l’occupant et d’allégeance au maréchal Pétain. Les internées souffrent de plus en plus de faim, de maladies diverses. Les étrangères cherchent à émigrer. Bon nombre d’entre elles sont déportées ou assignées au travail forcé. Au moment du transfert des femmes au « camp de concentration pour femmes » de Brens (Tarn), elles ne sont plus que 320 à Rieucros, 673 étant déjà parties.

Si Michèle Descolonges ne néglige pas le sort des femmes juives (elle en suit quelques-unes de près), elle montre que l’antisémitisme n’est pas central dans la constitution et l’évolution du camp de Rieucros, lequel s’adressait à toutes sortes d’« indésirables », en distinguant principalement les orientations politiques « extrêmes » et les « conduites indignes » (assimilées trop souvent à la prostitution, alors qu’il s’agit le plus souvent d’ouvrières agricoles, de domestiques et d’autres femmes des classes inférieures). 

Pour Michèle Descolonges, il ne suffisait pas de décrire avec une grande précision une tranche d’histoire des camps, de la politique nationale et des trajectoires politiques et sociales de femmes de diverses nationalités. Elle a tenu, visiblement avec une certaine délectation, à explorer des archives de tous niveaux (locales, départementales, nationales, internationales) et de diverses sortes (préfecture de police, service historique de la Défense, La Contemporaine, Alliance israélite universelle, CDJC). Cela lui a permis de tracer des portraits et de dessiner des événements qui donnent de la chair à son enquête, car il ne s’agit pas d’illustrations d’un propos sociologique ou anthropologique (l’auteure est sociologue), mais de récits singuliers qui nous mettent de plain-pied avec les habitants et desservants du camp de Rieucros, à Mende, en Lozère.

Parmi ces récits, on retient celui qui reconstitue le personnage de Kali, la Tsigane ; celui des deux sœurs juives Lola et Dora Libeskind, dont le périple commence en Belgique et finit à Auschwitz ; celui de Hanka Grothendieck, journaliste allemande, réputée anarchiste, et de son fils Alexander (qui deviendra un grand mathématicien). Et cette émouvante lettre écrite par Marguerite Gargallo à sa fille, l’artiste Pierrette Gargallo, et qui commence ainsi : « Pipiote méva »

Cet ouvrage, qui montre constamment et finement ce que veut dire « être indésirable » et « être déplacé », est le premier à retracer l’histoire du camp de Rieucros en partant de la vie quotidienne des divers acteurs (des internés aux préfets). Il est très éclairant sur ce que Michèle Descolonges appelle le « manège administratif », c’est-à-dire les errements des doctrines et des pratiques d’internement, en particulier quant aux motifs d’entrée, de maintien dans les lieux et de sortie du camp.

Par sa richesse, sa précision, sa capacité à remémorer ce qui était resté dans l’ombre durant des dizaines d’années, à nous mettre en présence de ces personnes vivantes, ce livre s’impose comme un ouvrage de référence.

[1] Denis Peschanski, « L’internement des femmes dans la France des années noires », dans Jacques Fijalkow (dir.), Les Femmes des années quarante. Juives et non-Juives, souffrances et résistance, Les Éditions de Paris – Max Chaleil, 2004.

[Michèle Descolonges est sociologue, chercheuse associée au Laboratoire interdisciplinaire des énergies de demain, membre du comité de rédaction de la revue Écologie & Politique, ancienne présidente de l’Association Science Technologie Société. Elle est l’auteure, notamment, de Qu’est-ce qu’un métier ? (PUF, 1996) et de Vertiges technologiques (La Dispute, 2002).]

Michel Juffé