John Cage (en qui son maître Schoenberg voyait un inventeur de génie plus qu’un compositeur) n’a cessé de mettre en question l’idée même de musique. Pour lui, la musique n’a jamais existé comme une entité séparée, si ce n’est dans l’esprit des « professionnels » ; la musique telle que nous l’entendons n’est qu’un mot, rien n’autorise à opposer le « sonore » au « musical », l’art à la vie. Sa pièce la plus célèbre, 4’33’’ (1952), requiert de l’exécutant qu’il soulève le couvercle du piano et commence alors à ne pas jouer pendant quatre minutes et trente-trois secondes, l’objectif étant de révéler aux auditeurs l’impossibilité d’un silence total et de centrer leur attention sur la richesse des sons qui les entourent. Dans la conférence, Cage reconnaît que, vivant sur la Sixième Avenue, il n’a « nul besoin de musique ».
Cage reprend à son compte l’idée du penseur (mi-irlandais, mi-indien) Ananda Coomaraswamy selon laquelle « la mission de l’artiste est d’imiter la nature dans sa façon d’opérer » ; il rejoint par là la théorie philosophique occidentale la plus ancienne en matière d’art, qui voudrait que l’art soit une espèce d’imitation (mimesis). Pour Platon, l’artiste a pour fonction de représenter les objets sensibles. La conception d’Aristote serait plus proche de celle de Cage : c’est plutôt la méthode de la nature que l’artiste a pour rôle d’imiter. Comme le dit l’auteur d’un ouvrage classique sur Aristote, ce que l’art imite n’est « pas le monde sensible, mais le monde de l’esprit humain »; en ce sens, la musique, « de tous les arts le moins imitatif [est pour Aristote] le plus imitatif » (1). Cage oppose ce désir de comprendre la façon dont la nature agit à l’expression des émotions du compositeur, dont il ne nie pas l’existence mais qui n’ont pas plus d’importance, dit-il ailleurs, que de « commander du poulet au restaurant » : c’est une préférence personnelle, il ne viendrait pas à l’idée de l’imposer aux autres. Cage se sentait proche sur ce point à la fois de Duchamp et de Thoreau, qui manifestent selon lui une absence complète d’intérêt pour l’expression de soi.
Cage associe cette compréhension de la nature au choix qui a été le sien de recourir au hasard, à l’idée d’indétermination. Il nous dit travailler « au sein d’une parenthèse temporelle » ; l’interprète pourra ainsi choisir, à l’intérieur d’une « fourchette » de temps, le moment d’exécuter chaque son. Pour Cage, il faut cesser de réduire l’œuvre d’art à l’état d’objet et substituer à cet idéal celui du procès. Il a renoncé à assigner à une pièce musicale un début, un milieu et une fin, il a renoncé aussi à toute relation logique entre les différentes parties d’une œuvre. La flexibilité voulue par Cage a des prolongements sociopolitiques : « Avec les parenthèses temporelles, il devient possible de composer une musique pour grand orchestre sans s’encombrer d’un chef. Cela permet d’imaginer une société sans Président. » En politique, Cage est anarchiste. Chaque homme – comme chaque son – doit être le centre de sa propre existence. Il faut laisser les sons et les hommes exister, sans se soucier de leur donner un sens ou un but.
La conférence de Cage est complétée par un court texte de Daniel Charles, philosophe et musicologue, disparu en 2008, qui fut très lié à Cage. Ils avaient réalisé ensemble une série d’entretiens (2). Daniel Charles relève l’importance de la « redéfinition » de la musique par Cage (« les sons que nous entendons sont la musique »), et l’importance du déplacement du « centre de la fabrique musicale » des émotions de l’auteur vers l’expérience de l’auditeur qu’a opéré Cage. Selon Daniel Charles, l’indétermination de Cage nous a permis de comprendre « un certain état de suspension de la signification précise de l’objet ». Sous l’influence de ce qu’on appelle, trop vaguement certes, la « pensée orientale » (le I Ching, ou Livre des transformations, était son bréviaire), Cage, souligne Daniel Charles, a remis en cause le principe de non-contradiction. En effet, énoncer « je suis en faveur de l’indétermination » équivaut à dire « je ne suis pas en faveur de l’indétermination », puisque la première proposition, étant elle-même quelque chose de déterminé, s’« auto-réfute ». On peut penser ici à un autre énoncé comme « toute vérité est relative », qui de la même façon ne peut prétendre à l’exactitude puisqu’on ne voit pas en vertu de quoi cet énoncé serait le seul à échapper à l’affirmation qu’il proclame. Les logiciens sont férus de ce genre de paradoxes.
La leçon principale de Cage – leçon vivifiante – a été de dénoncer la surdité de ses congénères. Certes, nous sommes tous menacés de devenir sourds, et la musique « artificielle » que nous créons, faite d’œuvres que nous pouvons lire, auxquelles nous attribuons une signification, une dimension narrative, auxquelles nous conférons une syntaxe et même l’analogie du langage, nous prémunit pour une part contre ce risque ; mais il n’y a pas que la surdité réelle, il y a surtout la surdité par indifférence : nous n’entendons pas les sons qui nous environnent dans la vie de tous les jours. C’est à peine si nous daignons écouter les musiciens qui, dans le ciel, chantent sans s’embarrasser de tonalité ou de mesure. Cage aimait à former ce vœu à notre adresse : « Happy new ears ! »...
1. W. D. Ross, Aristotle, New York, Meridian Books, p. 269.
2. Réunis sous le titre Pour les oiseaux (L’Herne).
Silence, de John Cage, traduit par Monique Fong a été publié en 1970 aux éditions Denoël, coll. « Les Lettres Nouvelles ».
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