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Article publié dans le n°1182 (01 nov. 2017) de Quinzaines

Philippe Bruneau (1931-2001), auteur d’un doctorat d’État consacré aux cultes déliens, fut professeur d’archéologie grecque à l’université Paris-Sorbonne. Convaincu du lien étroit que tissent recherche et enseignement, il élabora une théorie de l’archéologie conçue comme « science comptable de la production technique », adossée à une théorie de l’humain qui ménage une place à sa capacité technique et le développement d’une « archéologie générale », qui, décloisonnée, théorique et médiationniste, ne peut plus se limiter à l’exploration de tel ou tel secteur technique.

Propos sur l'art grec
Cours de Philippe Bruneau
Édités par Pierre-Yves Balut & Hélène Brun-Kyriakidis Éditions universitaires de Dijon, coll. « Histoires », 2017, 292 p., 20 €

Philippe Bruneau (1931-2001), auteur d’un doctorat d’État consacré aux cultes déliens, fut professeur d’archéologie grecque à l’université Paris-Sorbonne. Convaincu du lien étroit que tissent recherche et enseignement, il élabora une théorie de l’archéologie conçue comme « science comptable de la production technique », adossée à une théorie de l’humain qui ménage une place à sa capacité technique et le développement d’une « archéologie générale », qui, décloisonnée, théorique et médiationniste, ne peut plus se limiter à l’exploration de tel ou tel secteur technique.

En décidant d’éditer, de façon posthume, le manuscrit inachevé de Philippe Bruneau, Pierre-Yves Balut et Hélène Brun-Kyriakidis ne font pas que rendre hommage à leur professeur et collègue disparu. Propos sur l’art grec n’est pas un livre de synthèse, pas plus qu’un essai sur l’art grec en archéologie. Il s’agit de promouvoir les théories innovantes de Philippe Bruneau, son approche singulière d’une archéologie générale et dépériodisée. Ce dernier avait institué en Sorbonne un enseignement d’archéologie moderne et contemporaine, auquel il dédiait une partie de son service de professeur. Outre que ce cours est le seul qui porte sur le monde contemporain, qui l’a occupé durant toute sa carrière d’enseignant et de chercheur, en parallèle à son activité d’helléniste, il est aussi une bonne démonstration de l’intérêt du comparatisme en sciences humaines et des fondements épistémologiques de cette pratique : il s’agit de comparer des phénomènes qui relèvent d’un même processus, et non d’un rapprochement hasardeux de divers faits, mais qui paraissent « se rassembler » selon des critères mal définis.

Il est traditionnel de découper l’histoire de l’art grec en trois grandes périodes (archaïque, classique et hellénistique) : les auteurs considèrent que ce découpage s’accorde bien à l’histoire politique de la Grèce ; il s’accorderait encore à son histoire religieuse et peut-être économique. Il appelle cependant trois observations : il n’est pas gênant qu’il privilégie le temps au détriment des lieux et des milieux ; il n’est pas non plus gênant qu’il soit lexicalement incohérent – « archaïsme » étant un terme chronologique et « classicisme » un terme stylistique. Ce découpage tripartite est incomplet, et donc tendancieux, dans la mesure où il ne prend pas en compte l’époque dite « romaine » – la bataille d’Actium ne mettant pas fin, en Grèce, à la production artistique –, et où cela favorise une vision de l’histoire de l’art en « montagnes russes ». L’art grec est passionnant par son bouillonnement initial et non moins ensuite par un demi-sommeil qui, relativement, l’immobilise : les deux auteurs dressent ainsi l’inventaire des « pertes documentaires physiques et inconnues » en insistant notamment sur les repères de la chronologie (soit absolue, les repères étant rares ; soit relative, qui repose sur deux bases, associative et taxinomique).

Articulé en six chapitres qui s’appellent et se complètent, cet ouvrage est une mine d’informations, d’analyses, d’interprétations tirées de la mise en forme signifiante, structurée et très éclairante de Pierre-Yves Balut et d’Hélène Brun-Kyriakidis, qui se sont attachés à reproduire, avec clarté et fidélité, les notes de cours de leur maître défunt ; ils en honorent doublement la mémoire, en faisant connaître ses thèses et en les diffusant, de sorte que le grand public, cultivé mais non spécialiste, puisse les assimiler. Chacun des six cours est un condensé témoignant de la minutie des recherches menées par Philippe Bruneau, de son approche singulière de l’art grec qu’il régénère, tout en ne le dénaturant pas. Inséré dans le cours « Archaïsme, classicisme, hellénisme », le chapitre « L’art archaïque » insiste notamment sur le « miracle grec » (expression qu’on emploie, à la suite d’Ernest Renan, pour désigner l’éclosion de la civilisation hellénique), que l’auteur du cours analyse à la lumière de ses significations d’« apparition subite et souvent ex nihilo » et de « métamorphose » au sens étymologique du terme – l’exemple le plus spectaculaire étant celui du kouros (à commencer par le kouros de Sounion), dont Philippe Bruneau se demande s’il est une création grecque ou un apport égyptien. De l’art classique à l’époque impériale – période sur laquelle l’auteur insiste précisément, dans la mesure où elle est trop souvent négligée, voire méprisée –, le cours de Philippe Bruneau expose les façons nouvelles de penser, d’instituer et de juger l’art et les artistes, que la recherche de renouveau se place sur le plan pratique (période archaïque) ou théorique (période classique).

Les chapitres suivants abordent des combinaisons de l’art avec des thématiques connexes – la politique, la littérature et la mort –, servant à mettre en lumière certains distinctifs et définitoires de l’art. Ces trois chapitres sont particulièrement éclairants, dans la mesure où l’auteur fait montre d’une attention toute particulière à la définition des concepts abordés. Ainsi, l’art est entendu dans son sens exclusivement technique de faculté d’outiller ; le « politique », plutôt au masculin, dans son sens étymologique de ce qui concerne la Cité. De plus, les rapports de l’art et de la littérature sont présentés comme tels : l’art de la littérature peut servir la philologie, en aidant à la reconstruction de la littérature ; la littérature de l’art sert l’archéologie, à laquelle elle apporte une partie de ses données testimoniales ; l’art de la littérature, à la différence de l’art du politique, est limitativement une déictique de la littérature, c’est-à-dire une imagerie. S’y ajoute le fait que le secteur de l’archéologie funéraire, notamment dans sa dimension de « vestige matériel », occupe une place plutôt réduite dans l’ensemble du cours de Philippe Bruneau. L’archéologie religieuse, quant à elle, n’est que partiellement abordée, dans la mesure où le cours est demeuré inachevé à la mort de l’auteur, qui insiste surtout sur la croyance fondée sur des images qu’il qualifie de « mythologiques » et de « théologiques ». La sixième et dernière partie du cours constitue une « Introduction à la littérature grecque », qui donne un certain nombre d’éclairages très généraux, notamment sur la transmission des textes, leur établissement à la suite de la perte massive de documents à travers les âges. Un élément remarquable concerne non seulement les genres littéraires, mais encore les auteurs et la notion d’originalité, que Philippe Bruneau tente de définir – sans que les deux derniers chapitres de ce volume soient véritablement des plus innovants.

Franck Colotte

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