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L'atelier de Lucian Freud

 Voici, on s’en félicite, une deuxième exposition de Lucian Freud à Beaubourg. L’artiste anglais, célébrissime, né en 1922, est le petit-fils de l’inventeur de la psychanalyse, mort en 1939 à Londres. Dès cette année Lucian Freud dessine des portraits. En 1941 il a sa première exposition individuelle. Sa reconnaissance officielle en France est bien plus tardive que celle de Bacon. Elle date de 1987. Elle est due à l’attention de Jean Clair. Il publie l’année de l’exposition au Musée d’art moderne, Lucian Freud Le nu en peinture paru dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse. 

EXPOSITION
LUCIAN FREUD, L’ATELIER
Centre Georges-Pompidou jusqu’au 19 juillet


PUBLICATIONS
LE CATALOGUE DE L’EXPOSITION
introduction de Cécile Debray, 248 p.,
avec photos, oeuvres, documents et analyses dues
notamment à Éric Darragon, Jean Clair et Philippe
Comar

DANIEL KLÉBANER
LUCIAN FREUD LE CORPS ET L’HORIZON
Éditions Ides et Calendes, Neuchâtel, 92 p., avec ill.

 Voici, on s’en félicite, une deuxième exposition de Lucian Freud à Beaubourg. L’artiste anglais, célébrissime, né en 1922, est le petit-fils de l’inventeur de la psychanalyse, mort en 1939 à Londres. Dès cette année Lucian Freud dessine des portraits. En 1941 il a sa première exposition individuelle. Sa reconnaissance officielle en France est bien plus tardive que celle de Bacon. Elle date de 1987. Elle est due à l’attention de Jean Clair. Il publie l’année de l’exposition au Musée d’art moderne, Lucian Freud Le nu en peinture paru dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse. 

Lucian Freud s’intéressa à Duchamp. On peut mettre la Peinture dans la transparence de la « Mariée » : « La peinture mise à nue ». Lisse ou grenue. Freud expliquait ainsi ce qu’il en attendait : « qu’elle fonctionne comme la chair ». Les chairs surabondantes sont explicitement voulues à l’écart de la distinction entre le bon goût et le mauvais. La peinture l’emporte sur les personnages pris dans l’entourage de Freud. Mais les espaces, les volumes qui sont donnés à la peinture peuvent laisser hésitants sur le mot « fonctionne » : (en anglais : « I want paint to work as flesh »). Naked Man, Back View : le personnage qui occupe les trois quarts de la toile est vu de dos. Son sexe ici n’est pas visible. Ce dos est sculptural, comme en modelait Rodin. Daniel Klébaner compare tel portrait, de dos, de Lucian Freud avec le Jean d’Aire nu de Rodin. On y saisirait la difficulté d’avoir un dos, une des « préoccupations majeures » de Rodin « dans la représentation du corps ». Lucian Freud sur le dos d’un personnage familier répond, en peintre, à la préoccupation du sculpteur, dont il se fait le contemporain autant qu’il est possible.

Tout autre, en 2005, la préoccupation de l’artiste apparaissant dans une photo de David Dawson : Lucian Freud à l’atelier en train de peintre Naked Portrait. Le modèle est installé devant le tableau presque achevé. Du modèle nu, jambes écartées, nous ne voyons l’intimité que dans le tableau. Une distinction parente de celle de Courbet peignant d’un côté L’Origine du monde et de l’autre L’Atelier où la femme, le modèle, à côté de Courbet peignant un paysage, est dessiné de profil, ne laissant apparaître de son sexe qu’une touche de pilosité.

Lucian Freud était féru de Courbet. En 1962 il séjourna à Montpellier pour une exposition Courbet. Dans une réflexion sur les autoportraits il écrit : « à part un ou deux Rembrandt, l’autoportrait que j’adore par-dessus tout est celui de l’immense Courbet avec la femme debout à côté de lui. J’ai toujours trouvé ce tableau absolument admirable parce qu’il est à la fois intime et prosaïque ». La prose dans les œuvres de Freud, elle saute aux yeux : les rues de Londres cadrées par une fenêtre, des ustensiles de chauffage, une veste à une patère, des objets communs à côté d’un lit ou d’un fauteuil, des matelas effrangés, un robinet gouttant dans la porcelaine décatie d’un évier.

Mais en premier lieu Lucian Freud place l’intime relevé dans l’atelier de Courbet qui nous conduit au sien. Son atelier multiple, scène de beaucoup de tableaux. Il porte le titre d’Interiors. Atelier-chambre, intimité, intimités : le mot ouvre plus d’un chemin. Parfois ponctués d’un poteau indicateur. Ainsi, de 1998 Large Interior, Notting Hill. Au premier plan un homme tout habillé, de sombre. Notre regard est arrêté par ses chaussures noires à partir desquelles, selon une perspective accentuée, nous sommes conduits au blanc d’un prosaïque radiateur et d’un drap de lit. Mais sur l’oblique que nous suivons, nous sommes arrêtés par un homme nu, assis, donnant le sein à un bébé serré dans une barboteuse blanche.

Le tableau a été composé en morceaux distincts. De la même façon de deux poses distinctes est composé en 1973, le Large Interior W9 : sur un fauteuil au premier plan, chaussures noires, la mère du peintre, au fond, sa compagne couchée nue, le bas du corps dissimulé. Dans les deux cas des scènes d’un théâtre privé où sont dissimulés les sexes. Freud (Sigmund) écrivait qu’à la différence de « certains signes sexuels secondaires », « les organes génitaux, dont la vue est toujours excitante ne sont presque jamais consi­dérés comme beaux (en 1929 dans Malaise dans la civilisation).

On dit que Lucian Freud se défiait de tout rapprochement de son œuvre avec celle de son grand-père. Beaucoup de chemins pourtant y condui­sent. Évidemment l’exposition, qui abonde en organes génitaux. L’Atelier qui, selon l’invitation de Duchamp, est « à regarder d’un œil, de près, pendant presque une heure » 1918.

L’Atelier de Courbet lui-même fournit plus d’un départ à l’entrée dans L’Atelier de Lucian Freud. On s’est plu à identifier les personnages, des juifs de gauche à Baudelaire lisant à l’extrême droite. On s’est moins intéressé au paysage en partie dissimulé par le peintre au travail. Pourtant chez Courbet des paysages se présentent à l’inquisition de notre regard. Les bords de la Loue offrent béances et fissures. Et La Vague nous emporte dans le tourbillon d’un orifice imaginaire.

L’atelier de Lucian Freud est, lui, gonflé de végétaux, jardin, plantes en pots, affaissées ou menaçantes. Un grand tableau carré a pour titre Interior with Plants, Reflection Listening : une plante aux feuilles en forme d’épée, entre pousse et flétrissure. Et parmi cette barrière végétale, la tête et le buste aux deltoïdes accusés repérables sur les autoportraits du peintre.

Je superposerais à cette scène – que l’on interprétera à sa guise ou selon ses désirs – la scène des « catléias » (sic) et leur liaison substitutive. Les cattleyas apparaissent pour la première fois dans une nouvelle de Proust de ses vingt ans parue en revue en 1896 et retrouvée et publiée en 1978 sous son titre L’Indifférent. Ces orchidées (fleurs dont le nom désigne les testicules), les cattleyas plaisent à Odette « parce qu’ils ont le grand mérite de ne pas ressembler à des fleurs mais d’être en soie, en satin ». Fleurs sous-vêtements. On sait ce qu’il advint des difficultés de l’amour de Swan après les « arrangements » de ces cattleyas sur la poitrine d’Odette : « faire cattleya », « peut-être, lit-on dans La Recherche, cette manière particulière de dire « faire l’amour » ne signifiait peut-être pas exactement la même chose que ces synonymes ».

L’Indifférent nous conduit à Watteau. Sur un fond de plantes griffues, Lucian Freud a assis quatre personnages, plus un au sol. Au centre, un garçon en blanc. Ses jambes sont serrées l’une contre l’autre. À la hauteur de son torse le manche noir d’une guitare dont joue une jeune fille, de l’autre côté une autre jeune fille déploie devant le personnage en blanc un éventail noir. Cette composition a pour titre Large Interior W11 (After Watteau).

Dans cette transposition de « Pierrot content » le garçon a pris la place du Pierrot blanc. Dans le tableau de Watteau, Pierrot se distingue par la large ouverture de ses jambes. De Pierrot content le commentaire du catalogue de l’exposition de 1984-85 disait : « on peut s’interroger sur le sens de ce tableau ».

Il se peut que Lucian Freud donne sa réponse à cette question. À L’Atelier.

Georges Raillard

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