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1946 : la Libération, la liberté étrange des créateurs

 Avec des recherches précises et méthodiques, l’historienne de l’art Laurence Bertrand Dorléac étudie de très près les peintures des artistes qui vivent (tant bien que mal) et créent en France en 1946, après la guerre, après l’occupation allemande, après les destructions, après les malheurs du pays, après l’État français de Vichy.
 Avec des recherches précises et méthodiques, l’historienne de l’art Laurence Bertrand Dorléac étudie de très près les peintures des artistes qui vivent (tant bien que mal) et créent en France en 1946, après la guerre, après l’occupation allemande, après les destructions, après les malheurs du pays, après l’État français de Vichy.

C’est alors le chantier ingrat. Les efforts sont complexes, durs, malaisés. Les rationnements, les restrictions, la misère subsistent. L’outillage économique a été durement touché ; la France est dépourvue de stocks. Les œuvres des créateurs expriment à la fois la libération, la respiration, les espoirs, le souhait de reconstruire, mais aussi la colère, l’amertume, l’angoisse, le dénuement, la pénurie, les doutes, le fragile.

En France, une liberté étrange des créateurs, souvent incertaine, invente des formes nouvelles. Elle s’oppose à tout ordre moral, à tous les totalitarismes qui (depuis les années 1920) tentaient de contrôler l’art, de l’orienter, de le censurer. Malgré ces discours fades, malgré ces banalités, l’art en France comporte en partie des hybridations, des excès, des fureurs heureuses ; il se situe souvent loin du raisonnable, du cartésianisme, des collines modérées. La liberté, la rébellion, la subversion luttent contre « les années sordides » de l’Occupation et du vichysme, contre une prétendue « identité nationale », contre une « purification » supposée.

En 1946, le monde de l’art ne marche pas à l’unisson ; il est traversé de flux divergents : l’affirmation de l’individu et l’accord avec la communauté, le pessimisme et l’optimisme, l’engagement et le lyrisme, l’espoir des lendemains qui chantent et le désenchantement, la figuration et l’abstraction, l’archaïsme et la modernité, l’irréalisme et le réalisme, l’instinct et la réflexion, les couleurs vives et les noirs, les matières rugueuses et le lisse, la peinture de chevalet et l’art mural, le respect des valeurs traditionnelles et leur refus, le calme et la douleur… Selon Laurence Bertrand Dorléac, « les choses ne sont pas figées ». Pour très peu de temps, chacun peut vivre sans choisir son camp et parfois passer de l’un à l’autre. Certains trouvent que le monde est inhabitable. De nombreux artistes préfèrent le doute à des certitudes. Après des années de caporalisme, il ne s’agit plus de « poser droit ».

Alors, des débats sont lancés. En mars et avril 1946, le critique d’art Léon Degand propose dans Les Lettres françaises une enquête : « Y a-t-il un divorce entre l’art et le public ? Ce divorce résulte-t-il d’un autre divorce entre l’art et la réalité ? » et l’échantillon des personnalités sollicitées n’était pas univoque. On y trouvait Fougeron, Lhote ou Lurçat, Atlan, Lapicque, Manessier… Léon Degand souhaite le pluralisme – en vain. Assez rapidement, les dirigeants du parti communiste adoptent le « réalisme socialiste » que Jdanov avait défini, en URSS, en 1934, dans une version autoritaire. Mais Picasso (qui avait adhéré en octobre 1944 au PCF) est, lui-même, un faune ; il préfère Dionysos à la querelle du réalisme et aux premières chicanes de l’appareil ; il crée en 1946 à Antibes La Joie de vivre, une œuvre allègre (ripolin sur fibrociment)…

L’art de l’après-guerre se révèle, en 1946, hétérogène, imprévisible, passionné et passionnant. Fernand Léger vient d’Amérique qui le fascine, alors que, bientôt, s’annoncera la « guerre froide » ; Léger aime alors à la fois le bal populaire, le travail bien fait, la beauté exacte du monde industriel, la vigueur de ce qu’il nomme « le costaud ». En 1946, Henri Matisse choisit les papiers collés, la liberté, le lumineux, les oiseaux et les poissons joyeux : Polynésie, la mer… les tonalités très diverses du noir se multiplient : Patrie de l’ombre de Jean Dewasne, les noirs lumineux de Soulages, des encres, des calligraphies. Le noir n’est pas toujours, ni forcément, un deuil, ni le tragique, ni l’humilité, ni l’austère. Le noir est alors en particulier une sorte de sensualité mystérieuse que Matisse a souvent aimée. Le 6 décembre 1946, une exposition de la galerie Maeght s’intitule « Le noir est une couleur » ; les artistes présents interviennent : Bonnard, Matisse, Braque, Rouault, Marchand, Manessier, Thomson, Van Velde, Chastel, Atlan, Dany, Pallut, Villeré…

À cette époque, bien des artistes (par exemple Jean Fautrier, Jean Dubuffet) utilisent les matières lourdes. Ils désirent les hautes pâtes, les surfaces inégales et hirsutes. Ils luttent contre la matière ; ils jouent avec elle : « J’ai peint (dit Dubuffet) des tableaux maçonnés avec des matières épaisses, et où je faisais intervenir même souvent des éléments étranges tels que graviers, ficelles, morceaux de verre. » Et parallèlement, Nicolas de Staël peint alors des surfaces « embourbées, traversées de bâtonnets rompus d’éclats ».

Ou bien, dans ses aquarelles subtiles et inquiétantes, Wols bâtit une œuvre » grouillante, griffée et désespérée, qui sape tout repère convenu et toute certitude. Il dessine des racines sanglantes, des réseaux incertains et raffinés… Ou encore, vers décembre 1945, Antonin Artaud dessine (au crayon et aux craies de couleur) des pantins à demi désarticulés et très puissants, parfois mi-hommes et mi-oiseaux… Ou aussi, très différent, Jean Hélion avait (avant la guerre) choisi une abstraction ascétique ; il avait été aux côtés de Van Doesburg, de Mondrian, de Domela. Et, après la guerre, il propose des personnages massifs, des femmes nues et solitaires sans pathos, sans psychologie ; il n’oublie pas la leçon de son abstraction rigoureuse et pure. Il représente des figures déplacées et imprévues. Tel « nu renversé » bouleverse. Ce serait une sensualité distante et une géométrie charnelle.

Ainsi, l’après-guerre multiplie des styles opposés, des perspectives inconnues, des jeux de formes et de non-formes, des constructions errantes.

Gilbert Lascault

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