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L’aventure métaphysique au cœur de la vie

Dans « La Montagne magique », roman écrit entre 1912 et 1924 et que la traduction de Claire de Oliveira incite à lire ou à relire, Thomas Mann exile son personnage, Hans Castorp, dans un sanatorium international à Davos. La visite que Hans rend à son cousin malade sera plus longue que prévu…
Thomas Mann
La Montagne magique
(Fayard)
Dans « La Montagne magique », roman écrit entre 1912 et 1924 et que la traduction de Claire de Oliveira incite à lire ou à relire, Thomas Mann exile son personnage, Hans Castorp, dans un sanatorium international à Davos. La visite que Hans rend à son cousin malade sera plus longue que prévu…

Nous sommes au début du XXe siècle, quelques années avant la Première Guerre mondiale. Le lieu choisi, luxueux, isolé du monde « d’en bas », permet non seulement une galerie de portraits drôles et pittoresques, mais aussi et surtout une aventure intérieure puisque le jeune héros, ce « frêle enfant de la vie », cherche à saisir le mystère du « règne de l’homo Dei ».

Les longs moments de méditation et de rêverie, lors des cures de repos sur la chaise longue du balcon, donnent accès à une conscience neuve. Hans s’y plonge avec volupté et s’éveille à la perception du temps immédiat, qui fait voler en éclats l’évaluation de la durée par les hommes « d’en bas ». Plus l’esprit goûte à l’expansion que lui permet un temps aboli, sans pression sociale, plus celui-ci passe vite. C’est le tour de force de Thomas Mann de rendre perceptibles dilatation et concentration de la durée vécue, que l’on ne peut saisir que si l’on cesse toute activité frénétique. Ainsi, défiant les valeurs bourgeoises de l’époque et notamment le modèle de la réussite sociale par le travail, Thomas Mann arrache son héros au monde temporel pour lui permettre d’accéder à une connaissance qui ressemble à celle qu’acquièrent les mystiques solitaires à force de prières et de méditation. Hans ne recherche cependant pas à se retrancher complètement de la présence des pensionnaires et des activités proposées. Au contraire, stimulé par son environnement, il veut connaître les astres, la botanique, l’anatomie humaine, et découvre, entre autres, les joies de l’écoute de la musique grâce à l’invention du gramophone.

Dans le même temps, Thomas Mann montre l’étrangeté de ce lieu, qui n’a rien de rassurant : la vie y est tributaire d’une organisation collective, des tabous qui règnent par rapport à la maladie et à la mort des pensionnaires. Et c’est le pouvoir hypnotique de ce monde « d’en haut » de conjuguer mort à venir et amour de la vie, impuissance de l’humain condamné par la maladie et puissance de l’esprit en éveil. Rarement le point de vue d’un auteur aura été aussi englobant, car il ne s’agit pas de donner une vision du monde mais de créer des résonances et des contrastes entre des individus que le destin a réunis. La quête de transcendance, qui ne relève pas de la sphère religieuse mais plutôt d’une expérience métaphysique, est contenue dans le roman, qui intègre les aspects les plus contradictoires de la société du début du XXe siècle, nourrie des antagonismes qui opposent la spiritualité institutionnalisée et le progrès scientifique. Ainsi Thomas Mann met-il en tension la pensée de Settembrini, démocrate humaniste, et celle du jésuite Naphta, attaché à détruire le pouvoir de l’argent et à placer sa spiritualité rigoriste au cœur de l’existence. Même si la préférence de l’auteur est de plus en plus marquée en faveur de Settembrini, la hauteur des débats entre les personnages montre sa capacité à ne pas exposer une vision unilatérale du monde mais à permettre la confrontation d’esprits forts et divergents. Il en ressort des dialogues d’une puissance intellectuelle rare. Hans écoute ces joutes oratoires et, si Settembrini est son maître et son ami, il perçoit, dans les propos de son adversaire, des saillies pertinentes, des affirmations non discutables. Grâce au débat, il mesure tout le chemin qui lui reste à parcourir pour assimiler les antinomies et les dépasser.

Cependant, le décalage de point de vue qu’opère l’auteur révèle son intention de ne s’enfermer dans aucun concept. Le jeune homme résiste à la force de la controverse, dans la mesure où un discours argumenté ne saurait délivrer la vérité existentielle à laquelle il aspire. Il lui faut donc suivre une quête mystérieuse et irrationnelle, qui atteint son paroxysme dans le chapitre intitulé « Neige ». À ce stade du récit, Hans éprouve le besoin de s’éloigner et de se mettre à l’épreuve. Il entreprend une promenade à skis dans des lieux méconnaissables, tant ils sont enfouis sous la neige. La tempête menace. Il pénètre pourtant dans l’espace indifférencié de la montagne pour vivre une expérience unique et terrible, celle de la solitude complète dans un silence irréel, accru par le désir de se défier, peut-être de se perdre. C’est dans ces instants de désorientation que le jeune homme, pris par des hallucinations, saisit ce qui lui importe. Il voit un rivage accueillant, une société d’hommes et de femmes vertueux, vivant à proximité d’un sanctuaire dédié à la violence humaine et à la mort : « L’exaltation de la mort est au sein de la vie, car sans elle il n’y aurait pas de vie, et au milieu il y a la condition de l’homo Dei – à mi-chemin entre exaltation et raison –, et, de même, son État se situe entre une communauté mystique et un isolement douteux. Voilà ce que je vois, depuis ma colonne. C’est au sein de cette condition que l’homo Dei doit avoir avec soi-même une relation d’une belle délicatesse, d’un respect amical, car lui seul est distingué, à la différence des antinomies. L’homme est le maître des antinomies, elles existent à travers lui, et il est donc plus noble qu’elles, plus noble que la mort, trop noble pour elle, telle est la piété de son cœur. » La peur de mourir permet à Hans de dépasser son statut d’observateur et d’accéder à un état de conscience non déterminé par la raison mais par une sensibilité vive qu’aiguillonne un amour profond de la vie. Au-delà de toute religion et de tout progressisme, Thomas Mann explore une humanité assoiffée de réponses.

Settembrini et Naphta, tout préoccupés qu’ils sont de démontrer la force de leurs convictions, ne sauront jamais ce que Hans a vécu dans la montagne magique. La vérité est là, au cœur de l’indicible et de l’invisible. Ce qui passe inaperçu aux yeux des autres acquiert un sens ultime et profond. Chaque passion décelée ramène Hans à lui-même, à la part la plus haute de son existence. La quête initiatique ne relève pas d’un combat d’idées mais d’une expérience individuelle qui se renouvelle par la mise en perspective des pensées humaines, des dogmes et des institutions. La beauté et la force de La Montagne magique résultent de cette possibilité d’intégrer des mondes et des points de vue parfois irréconciliables, qui travaillent pourtant durablement nos sociétés, et de montrer que la littérature, nourrie d’attentes fortes, épouse les mouvements profonds de la vie, sans les figer. 

[Valérie Rossignol a fondé, en 2013, Les Corps célestes, site Internet dédié à la littérature (http://lescorpscelestes.fr). Elle est l’auteure de deux ouvrages, De terre et de chair et Lettre à Louis Calaferte, en cours de publication chez Tarabuste.]

Valérie Rossignol

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