A lire aussi

Livre du même auteur

Un roman d’anticipation philosophique

Imaginer une société du futur est un pari risqué. On ne peut se la représenter sans envisager les pires scénarios, comme si la dystopie était inscrite dans les représentations de l’avenir. La littérature entre en conflit avec la notion de progrès tel qu’on le connaît aujourd’hui. Le progrès, autrement dit l’absence de limite dans l’évolution du numérique et de l’intelligence artificielle, offre des perspectives peu réjouissantes pour qui aime la nature, la créativité et même Dieu.
Imaginer une société du futur est un pari risqué. On ne peut se la représenter sans envisager les pires scénarios, comme si la dystopie était inscrite dans les représentations de l’avenir. La littérature entre en conflit avec la notion de progrès tel qu’on le connaît aujourd’hui. Le progrès, autrement dit l’absence de limite dans l’évolution du numérique et de l’intelligence artificielle, offre des perspectives peu réjouissantes pour qui aime la nature, la créativité et même Dieu.

Philippe Raymond-Thimonga :  une écriture du jeu

Oser écrire à ce sujet, c’est nécessairement trouver une justesse de ton pour ne pas verser dans une écriture noire, froide et apocalyptique et concevoir une vision engagée, mettant au jour des questions essentielles portant sur la souffrance, la mort et la vieillesse mais aussi sur l’amour et les croyances. Cette réflexion métaphysique, Philippe Raymond-Thimonga sait la conduire grâce à une écriture du jeu, parfaitement orchestrée, et à l’élaboration d’une forme qui ne cesse d’évoluer pour ouvrir le champ des possibles.

Le jeu consiste avant tout à impliquer le lecteur, qui participe à l’élaboration de l’histoire. La quatrième de couverture la résume ainsi : « En 1953, dans une célèbre maison close de Los Angeles, un jeune scénariste, Ad, collaborateur de Fritz Lang, rend visite à la plus belle femme de son temps : Ava Gardner. Plus tard, dans un futur proche, au sein d’un laboratoire une voix nous interpelle pour nous faire de troublantes confidences… sous la surveillance et le contrôle de deux observateurs impliqués dans ce qu’ils nomment le “projet Adrian”. » Dès le début, le lecteur est pris à partie, considéré comme un interlocuteur auquel Adrian, Monsieur Experi, Adrian Experinger, Adan ou Adi, le même personnage, s’adresse : « Je m’adresse à toi car je sais que tu vas me comprendre. » Ce dialogue fictif est important puisqu’il conditionne la nature de l’objet littéraire. Le lecteur sourit, connaît ce procédé créant l’illusion que la fiction est réalité et qu’il pourrait la rejoindre, et peu à peu voit son rôle dans le livre évoluer au point de devenir lui-même un « visiteur ». C’est faire de la fiction un médium pour pénétrer au cœur d’une situation inextricable.

En effet, Adrian s’adresse à nous depuis une maison contrôlée par deux chercheurs qui l’observent. Adrian est aussi le scénariste ayant écrit le film Adrian et les Visiteurs, pour lequel il espère qu’Ava Gardner tiendra le premier rôle. Ce qui se passe avec elle fait partie de souvenirs remémorés, ou « imageries », analysés par les chercheurs. Et ce procédé d’enchâssement, de mises en abyme visuelles et temporelles, fait la saveur du livre à suspense. Les indices sont posés, graduellement, de façon à nous permettre de résoudre les énigmes. La superposition des niveaux d’énonciation multiplie les interprétations possibles, du point de vue narratif : qui sont ces personnages, que font-ils exactement et dans quel but ? et du point de vue philosophique : où le narrateur veut-il en venir ? Tout est mirage et contre-mirage, en particulier la voix d’Adrian qui s’adresse à nous. Écoutée par les chercheurs, elle perd de son omniscience. Sans cesse approfondie, elle est peu à peu supplantée par celle du narrateur auteur, qui a le souci de nous guider au cœur d’une réflexion essentielle sur l’intelligence artificielle.

Le transhumanisme selon Raymond-Thimonga

Si Adrian n’est plus vraiment un homme, mais un être capable d’échapper à la mort et à la vieillesse, à quelle condition peut-il vivre ? Si son existence dépend de la recherche, qu’en est-il de sa liberté ? Philippe Raymond-Thimonga n’écrit pas seulement un livre de science-fiction, il pose les jalons pour permettre une prise de conscience sur les effets délétères du transhumanisme. « Un vivant dénué de mortalité c’est toujours du vivant ? J’en viens à me demander comment il serait possible de ne pas glisser de la réparation sans limite du vivant à la restauration illimitée d’un mort… comment ne pas glisser de la réparation du vivant à son extraction de la vie et de la mort… au prolongement d’un être… ni vivant ni mort… à la préservation d’un… Non-Mort ? »

La savante construction du récit intègre une dimension morale et spirituelle de plus en plus puissante. L’auteur va chercher les points névralgiques d’une société dangereuse par sa volonté de ne plus souffrir, par sa soumission à l’intelligence artificielle et par son aptitude à contrôler ce qu’elle produit techniquement, sans jamais être soumise à un regard extérieur, omniscient et lié au sacré. La nature est perdue. Elle n’a plus de rôle. L’amour se fraie un chemin difficile. « Toutes les villas à L.A. sont des imitations. Je me souviens de m’être fait la remarque, roulant le matin entre Parker Lane et Brentwood, ce détail m’avait frappé. Et j’y repenserai souvent lorsque je me demanderai plus tard s’il était possible de vivre un amour vrai cerné par tant de simulacres et de faux-semblants. » Si les hommes parviennent à transformer leur organisme au point que celui-ci ne puisse plus souffrir, ni même mourir, si les hommes laissent l’intelligence artificielle les détourner de leur condition d’homme, au point d’éliminer les épreuves de la vie, que devient l’existence ? Une race de robots pourrait-elle supplanter l’humanité, perdue à jamais ? « Une espèce enfin rationnelle gérant objectivement son univers… tu la vois s’épanouir sous la lentille de ton microscope… cette nouvelle espèce… Non ? Non tu ne la vois pas. Tu ne la distingues pas car l’humain n’a jamais pu vivre sans plus grand que lui. Toujours il eut besoin de lever les yeux vers une lueur. C’est simple, il ne sait pas vivre en ne faisant que s’ajuster à ce qu’il est. Vivre sans se dépasser, il sait pas. […] À chacune de ses époques il a vécu relié à un plus grand. Quels que soient le nom et les visages qu’on lui donne. Et s’il est vrai qu’à l’origine humanisation et transcendance sont indissociables : il se pourrait que le matérialisme radical ne soit qu’une autre forme de transcendance. Et pas la moins redoutable. » Cela, l’auteur le prouve non par le discours mais par les ressorts de la fiction. La structure même du récit lui permet de culminer vers le point le plus abouti du monde rêvé par la machine ; au lecteur-visiteur de voir le rôle qu’il aura envie de jouer dans ce monde-là. Ici, le réel rejoint la fiction autant que la fiction invente l’avenir.

L’œuvre, patiente, construite, ne cesse de s’ouvrir sans jamais renoncer au jeu et la quête du langage le plus précis et le plus abouti en fait partie. Philippe Raymond-Thimonga gagne l’enthousiasme de son lecteur par le renouvellement d’anecdotes drôles, par une écriture métonymique qui puise dans les références du cinéma de quoi se justifier, par le choix du mot juste, par la précision de la formule, de sorte que l’esprit de mauvaise foi ou le mauvais joueur ne puisse contredire l’énonciation d’un projet éminemment humain, altruiste et éclairé.

Valérie Rossignol