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Article publié dans le n°1086 (16 juin 2013) de Quinzaines

Bien que ce livre ait paru en 2007 dans sa version anglaise, Simon Critchley part d’un constat que tous peuvent partager encore aujourd’hui : nous sommes moralement et politiquement dans une période d’aboulie et de déficit de motivation, des sortes d’Oblomov moraux.
Simon Critchley
Une exigence infinie. Ethique de l'engagement, politique de la résistance
Bien que ce livre ait paru en 2007 dans sa version anglaise, Simon Critchley part d’un constat que tous peuvent partager encore aujourd’hui : nous sommes moralement et politiquement dans une période d’aboulie et de déficit de motivation, des sortes d’Oblomov moraux.

Non qu'il n'y ait pas de soulèvements au nom de l'éthique. Les foules sentimentales occupent Wall Street et la Puerta del Sol, et s'indignent, mais c'est comme si on envoyait ses poings dans le vide. On oscille entre le nihilisme passif ­ la dépression ­ et le nihilisme actif ­ révolte à la Al-Qaïda (même si je suis moins sûr que Critchley que celle-ci repose sur l'idée que « le monde est dépourvu de sens » et que Ben Laden soit une sorte de héros existentialiste). Le remède, nous dit Critchley, consiste à refonder l'éthique, qu'il définit comme la rencontre d'une exigence et d'un sujet qui donne son assentiment à cette exigence, entendue comme exigence d'un bien qui fonde la subjectivité.

Le problème, dont il emprunte la formulation au philosophe analytique australien Michael Smith (The Moral Problem, Blackwell, 1994), est que l'existence de raisons ou de justifications morales ne conduit pas automatiquement à des motivations correspondantes. L 'exigence kantienne d'autonomie, qu'on retrouve sous de nombreuses versions contemporaines (de Rawls à O'Neill et Korsgaard), nous donne les premières mais pas les secondes. Il faut plus qu'un « fait de la raison ». Il faut, selon Critchley, redéfinir l'exigence éthique même. Pour ce faire, il se tourne successivement vers la pensée de Badiou ­ une exigence d'universalité fondée dans l'événement singulier et la situation ­, vers celle du Danois Knud Eljer Løgstrup ­ d'une exigence irréalisable et infinie ­, puis vers celle de Levinas ­ l'appel de l'Autre dans la relation avec le visage, et enfin vers celle de Lacan ­ l'exigence du Réel « qui revient toujours à la même place » (« ça s'en va et ça revient », chantait Claude François).


Le contenu de l'éthique ainsi redéfini, Critchley se tourne vers une théorie de la motivation, qu'il trouve dans la conception freudienne de la sublimation et du comique, conçu comme « antidépresseur », exigence de finitude minimale et non pas exigence tragique de l'infini. Il lui reste à définir une métapolitique « anarchiste » reposant sur ce que Badiou appelle une « distance » de l'État, et fondée sur la saisie d'événements « interstitiels », révoltes ponctuelles, menant à des désobéissances civiles.

Ce livre me semble illustrer ce que l'on appelle en anglais le « sham reasoning », le faux raisonnement. Je ne peux en donner qu'un exemple, mais ils abondent. Le « problème moral » selon Michael Smith tient dans le fait que les trois propositions suivantes semblent toutes plausibles bien qu'elles soient incompatibles entre elles : (I) nos jugements normatifs (quant à ce que nous devons moralement faire ou ce qui est bien) sont l'expression de croyances ; (II) si on juge que telle ou telle chose est correcte (ou bonne à faire), alors, toutes choses égales par ailleurs, on sera motivé à la faire ; (III) mais des croyances ne peuvent pas nous motiver, seuls des désirs le peuvent.

Critchley voit bien que le problème est de réconcilier (II) et (III), mais il « zappe » complètement le sens de chacune des propositions. (II) est l'énoncé de ce qu'on appelle en psychologie morale contemporaine l'internalisme quant au jugement moral : on ne peut reconnaître la vérité d'un jugement moral sans agir en conséquence. Mais la description que Critchley donne de l'exigence éthique est parfaitement externaliste (les raisons d'agir sont extérieures à l'agent et on n'a pas besoin d'être motivé pour ce qu'elles prescrivent pour les avoir). Comment alors peutil prétendre résoudre le problème de la motivation ? Si Critchley accepte avec Hume que seuls des désirs peuvent nous motiver, alors il doit rejeter (I). Mais je n'arrive pas à voir comment on peut donner son assentiment à une exigence éthique sans, d'une manière ou d'une autre, croire en cette exigence, comprendre ce qu'elle exige et la traiter comme l'expression de propriétés morales réelles.

Le problème de la motivation devient celui de savoir comment on peut avoir la sensibilité morale appropriée face aux valeurs. Est-ce que les indignados et autres désobéissants civils manifestent des émotions collectives appropriées, ou bien sont-ils de simples pharisiens comme tant d'autres porteurs du « besoin éthique » contemporain ? Pour être sensible à des valeurs, il faut d'abord les concevoir. Mais l'Exigence dont ce livre se fait l'écho manque singulièrement de consistance : on ne sait pas trop de quoi elle est exigence. Inversement, si on ne garde que les propositions (II) et (III), on souscrit à une conception purement expressiviste de l'éthique, qui fait de la moralité l'expression des propriétés subjectives des agents.

Le problème moral est loin d'être nouveau : comme le note Critchley, c'était celui de Hutcheson, de Hume et des « sentimentalistes » anglais. Mais leur idée était qu'il fallait abandonner la proposition (I) qui exprime une forme de réalisme moral. Sinon l'exigence morale est une pure fiction, un comme si. Je ne suis pas sûr que ce soit ce que des auteurs comme Levinas ont voulu dire. Le fictionalisme « lacano-badiozizeckien » a remplacé les vertus artificielles de Hume. A-t-on vraiment gagné au change ? À l'humour, conçu à la manière de Freud comme un conflit entre le surmoi et le moi, on préférera l'ironie, qui indique en sous-main les valeurs morales sans les identifier à un Autre fantomatique.

Des livres comme celui de Critchley partent d'un constat qui fut celui de Benda jadis (citant Renouvier) dans La Trahison des clercs : « Le monde souffre d'un manque de foi en une vérité transcendante. » Mais Benda ne voulait pas dire par là que le monde manque de religion ou de substituts de la religion. Il voulait essentiellement dire qu'il manque de foi en l'existence d'une vérité objective et de valeurs morales réelles (pas besoin de Dieu pour que la première et les secondes existent). Ce n'est pas ce que croient les auteurs que Critchley prise, comme Badiou, pour qui la vérité est la « fidélité à un événement ».

Curieuse définition de la vérité. Dans ce glissement, on passe de l'idée simple de Benda selon laquelle le vrai ­ et non l'utile ou le pratique ­ devrait être le pain quotidien du politique à l'idée que la politique est une forme de foi. Et c'est précisément la conclusion qu'il aurait fallu ne pas tirer.


Pascal Engel

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