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Il ne se défend pas, il ne pousse pas un cri

Après la sortie de son livre, Lettre au dernier grand pingouin (éd. Verticales, septembre 2016), et à l’heure où le Fonds mondial pour la nature (WWF) nous alerte collectivement sur la disparition accélérée des espèces animales, nous avons souhaité rencontrer Jean-Luc Porquet, journaliste au Canard enchaîné, spécialiste des questions d’écologie et de critique de la technique.
Après la sortie de son livre, Lettre au dernier grand pingouin (éd. Verticales, septembre 2016), et à l’heure où le Fonds mondial pour la nature (WWF) nous alerte collectivement sur la disparition accélérée des espèces animales, nous avons souhaité rencontrer Jean-Luc Porquet, journaliste au Canard enchaîné, spécialiste des questions d’écologie et de critique de la technique.

Patricia De Pas : Jean-Luc Porquet, pourquoi le grand pingouin ? Pourquoi l’avoir choisi, lui ? Pourquoi pas le vison de mer ou le pigeon migrateur qui ont également été exterminés par l’homme ?

Jean-Luc Porquet : Dans l’histoire du grand pingouin, ce qui m’a frappé, c’est le côté tragique de son extermination. Notamment le fait qu’on connait la date du coup fatal porté à l’espèce, le 3 juin 1844 très précisément. Le dernier grand pingouin est étranglé sur l’île d’Eldey par des pêcheurs islandais qui veulent revendre sa dépouille à prix d’or. Il ne se défend pas, il ne pousse pas un cri.

P. D. P. : Pourquoi évoquez-vous le grand pingouin ? Quid du petit ?

J.-L. P. : Le grand pingouin était le seul oiseau de l’hémisphère nord qui ne savait pas voler. Il a vécu trois millions d’années. Mais il a suffi de trois siècles à l’homme pour le rayer de la surface de la terre. Une traque permise par les progrès de la navigation. D’abord éradiqué de TerreNeuve, il fut chassé du Groenland, puis des autres îles nordiques… Son cousin, le petit pingouin, sait voler, lui. Mais les marées noires l’ont décimé. Sur les côtes bretonnes, quelques douzaines survivent encore. Il est aujourd’hui l’un des oiseaux les plus menacés de France.

P. D. P. : Un monde sans poissons, sans abeilles, sans papillons, sans tigres ni pandas, annoncerait-il la fin de l’humanité ? Ou d’une humanité ?

J.-L. P. : On peut vivre sans ces animaux et bien d’autres… Mais ce serait une vie amoindrie, sans beauté, sans altérité, sans cette étrangeté qu’ils nous apportent. L’effondrement de la diversité touche à la liberté de l’homme. Liberté de vivre au milieu d’une nature qui nous reste encore très largement inconnue, pleine de mystères et de découvertes. C’est bien cela qui nous menace, un appauvrissement de notre liberté. En France, on bétonne l’équivalent d’un département tous les dix ans, et, ce faisant, on détruit allègrement nombre d’habitats naturels.
Et dans le monde entier c’est pareil. Nous sommes en train de provoquer la sixième extinction des espèces. La dernière remonte à soixante-cinq millions d’années. En quelques siècles, grâce à la technoscience, nous allons exploiter et dilapider toutes les ressources de la Terre, non seulement le vivant, mais aussi les minéraux. Je suis très marqué par cette pensée de Jacques Ellul : « La technique prétend résoudre les problèmes qu’elle crée elle-même. » L’idée qu’on finira toujours par trouver une solution relève de la pensée magique.

P. D. P. : Tout le monde croit que le pingouin existe encore car, en fait, on le confond avec le manchot. Le pingouin est partout dans les dessins animés, les livres, les chansons. Est-ce une forme de déni collectif ?

J.-L. P. : Tout le monde pense qu’il existe encore des pingouins sur Terre. Le grand pingouin vivait dans l’hémisphère nord. Le manchot vit dans l’hémisphère sud. Le fait que les Anglais appellent ce dernier « penguin » a sans doute créé une confusion. Il faut dire aussi que le mot « pingouin » est plus rigolo que celui de « manchot » ! On continue à parler des pingouins aussi parce que personne (ou presque) ne se souvient du vrai pingouin : au fond, tout le monde s’en fiche…

P. D. P. : La fin d’un animal symbolique comme l’éléphant ou le panda, dont les espèces sont aujourd'hui menacées, marquerait-elle le début d’une prise de conscience par le politique ?

J.-L. P. : Non, les médias en feraient un pur spectacle : « assistez en direct à l’agonie du dernier panda ! » Et les politiques, toujours à la traine des médias, embrayeraient là-dessus. La mise en scène de cette extinction ne va pas tarder à devenir une sorte de business. Déjà, on paie très cher les croisières permettant d’aller voir les dernières baleines… La prise de conscience ne viendra pas du politique. Mais elle pourrait venir du simple citoyen. Chacun d’entre nous peut constater qu’il y a moins d’hirondelles, de moineaux, de grenouilles, de salamandres, de papillons, de hérissons – complétez la liste ! – qu’autrefois. C’est une expérience sensible à la portée de tous. Il n’est pas sûr que tout le monde se résigne à cette tragédie.

[ Extrait ]

« Si le lion pouvait parler, nous ne le comprendrions pas. » 

Ludwig Wittgenstein

Patricia De Pas

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