En 1871, Hyppolite Taine, auteur d’une imposante Histoire de la littérature anglaise, professeur aux Beaux-Arts, est au sommet de sa gloire et enseigne que l’œuvre d’art a pour but de représenter son époque dans une totalité qui est le produit de trois facteurs – la race, le milieu et le moment. Au même moment, un obscur professeur d’anglais, Stéphane Mallarmé, prend poste au lycée Condorcet et devient le chantre d’une conception de la littérature dont l’article de base est que l’œuvre exclut toute référence à autre chose qu’elle-même et que le monde est destiné à devenir un livre. Plus d’un siècle plus tard, nous sommes quelque peu revenus de cette conception thaumaturgique d’une littérature « pure » et de son avatar blanchotien – la littérature comme expression de la « pensée du dehors », où seul le silence parle dans un lieu neutre situé au-delà du vrai et du faux. Nous avons du mal à renoncer à l’idée qu’un bon roman doit, comme le disait Henry James, « avoir l’air vrai » et que les œuvres de valeur sont celles qui nous apprennent quelque chose. Mais en quel sens de « vérité » et de « connaissance » ? Comment se débarrasser de ces encombrants guillemets ?
Si la littérature est supposée nous apporter une connaissance, il vaut mieux que ce soit au sens le plus ordinaire de ce terme, celui qu’a codifié Socrate dans le Théétète : une connaissance est une croyance vraie et justifiée. Cela suppose, apparemment, qu’on puisse évaluer des propositions comme vraies mais aussi comme fondées sur de bonnes raisons. Mais si l’on place la barre si haut que la connaissance littéraire est supposée nous apporter une forme de vérité supérieure et unique en son genre – l’essence même des choses, la « vraie vie » – , on ne sera guère loin de la conception thaumaturgique. Inversement, si l’on place la barre si bas que tout énoncé qu’on puisse trouver dans une œuvre de fiction devient par là même automatiquement « vrai-dans-la-fiction », « vrai-dans-le-poème » ou « vrai-sur-la scène », on revient à la conception même qu’on dénonce, celle qui veut que la littérature ne puisse relever que de la poétique ou de la rhétorique. Comme il n’est pas question non plus de supposer que l’œuvre littéraire puisse nous proposer des vérités démontrables ou vérifiables, même sous les formes où elle semble s’en approcher le plus – le journal, le reportage, le témoignage, l’essai, le roman historique ou réaliste, l’écriture historique –, il semble ne rester que trois options, qui toutes rejettent l’idée qu’on aurait affaire, avec les œuvres littéraires en général et avec celles de fiction en particulier, à une forme de connaissance propositionnelle.
La première assimile la connaissance littéraire à une connaissance vécue, la connaissance de ce que des philosophes comme l’Américain Thomas Nagel appellent le « quel effet cela fait », ou de ce que Beckett appelle le « comment c’est ». « L’acte de connaissance, dit Carlo Emilio Gadda, doit s’enraciner dans le vrai, c’est-à-dire dans ce quid qui a été vécu, et non rêvé, par les gens. » Mais cela ne veut pas dire qu’une œuvre nous permette d’avoir directement l’expérience à la première personne. Au mieux, nous pouvons simuler le vécu présumé en imagination. Si près que nous puissions nous approcher de ce que furent les camps soviétiques en lisant Chalamov, on ne peut pas dire que nous sachions comment c’était.
La deuxième option fait de la connaissance littéraire une connaissance herméneutique, c’est-à-dire liée à une interprétation. Nous partageons, au sein d’une culture particulière et peut-être au-delà des cultures, un certain savoir commun. L’œuvre littéraire ne produit pas ce savoir, mais le présuppose. Elle élabore, sur la base de ce monde commun, un discours qui conduit, quand il est réussi, l’auteur aussi bien que le lecteur à reconnaître des traits de ce monde. Comme dans le cercle herméneutique, il faut déjà avoir pré-compris la conception du monde exprimée par l’écrivain pour véritablement la comprendre. On peut parler de savoir, mais uniquement si l’on admet que toute compréhension présuppose un savoir, ce que la plupart des conceptions herméneutiques refusent.
Enfin, on peut tenir la littérature pour l’expression d’un type de savoir bien particulier, un savoir pratique. Mais là aussi, il y a peu de chances qu’on ait affaire à une connaissance de type ordinaire. Un savoir pratique peut se concevoir comme la possession d’un savoir-faire, de capacités ou d’aptitudes particulières. Mais lesquelles ? On doit encore s’en remettre à la simulation et à l’imagination. On n’apprend pas à prêcher dans l’Alabama en lisant Flannery O’Connor, ni à naviguer dans les mers du Sud en lisant Conrad. La connaissance pratique doit s’entendre en un sens plus abstrait, celui d’un apprentissage du raisonnement pratique, comme l’a suggéré la philosophe Martha Nussbaum au sujet des romans de James, ou l’apprentissage de schèmes formateurs, comme l’a suggéré Joshua Landy au sujet de Proust.
Bien des défenseurs de cette conception « pratique » du savoir littéraire sont prêts à dire qu’elle est une forme de connaissance morale. Mais certainement pas au sens où ce savoir nous mettrait en présence de vérités morales enseignables, de moralités, légendaires ou non. Plutôt au sens où elle nous mettrait en contact avec un certain type de caractère, susceptible d’un certain degré de vertu ou de vice. Taine disait que le but de l’œuvre d’art était de rendre dominateur un certain type de caractère dominant. L’artiste selon lui prend dans son époque un certain type d’ethos et le promeut dans son œuvre. La manière usuelle dont on l’interprète correspond à la lecture positiviste : les œuvres décrivent des types d’individus et de caractères déterminés eux-mêmes par des lois psychologiques et sociales et des circonstances historiques particulières.
Mais il y a une tout autre manière de lire Taine, bien plus aristotélicienne que naturaliste : les régularités de caractère ne sont pas sans exceptions, et valent toujours toutes choses égales par ailleurs, et elles ne délimitent pas des lois, mais des cas particuliers, quasiment comme ceux auxquels a affaire la clinique. Un cas n’est pas un exemple. Rien n’agace plus les littéraires que la prétention qu’ont les philosophes et les sociologues de trouver des « exemples » de comportements humains dans les œuvres de fiction (d’acédie chez Oblomov ou Des Esseintes, de faiblesse de la volonté chez Lord Jim). Mais les régularités dont parle la littérature ne sont pas plus des lois que ne le sont les proverbes. La conception tainienne est ainsi bien plus proche de celle des moralistes qui, de Montaigne à La Bruyère et à Voltaire, voient dans la littérature une forme d’éducation morale prise dans le tissu des coutumes et des règles. Elle est plus proche aussi qu’on ne le croit de celle des historiens d’aujourd’hui, qui redécouvrent les régularités non « nomiques » (relatives à la connaissance) et la pensée par cas.
S’il y a connaissance littéraire, c’est plutôt sous la forme d’une connaissance des valeurs – esthétiques, morales et intellectuelles – et surtout de leur conflit potentiel. Si les caractères qui les incarnent sont réels, « sonnent vrai », ces valeurs sont réelles. Même quand, dans la littérature contemporaine, les hommes perdent leur caractère, ils en gardent la trace en idée, dans ce que Taine appelait l’idéal. Alors, pourquoi ne pas relire Taine, en plus de Mallarmé ?
Pascal Engel
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