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L'invention du moderne

Article publié dans le n°1037 (01 mai 2011) de Quinzaines

« Si vous voulez tout savoir sur Andy Warhol, vous n’avez qu’à regarder la surface de mes peintures, de mes films, de moi. Me voilà. Il n’y a rien dessous. » Rien à chercher dans l’inconscient de l’artiste pop devenu l’icône de la révolution des années 1960.
Edouard Manet
Manet, inventeur du moderne (Musée d'Orsay)
Edouard Manet
Manet, inventeur du moderne (Musée d'Orsay)
Arthur Danto
David Bourdon
Andy Warhol (Les Belles lettres)
« Si vous voulez tout savoir sur Andy Warhol, vous n’avez qu’à regarder la surface de mes peintures, de mes films, de moi. Me voilà. Il n’y a rien dessous. » Rien à chercher dans l’inconscient de l’artiste pop devenu l’icône de la révolution des années 1960.

Cette année-là, Warhol est à New York, il fait carrière dans le dessin publicitaire. Il ne se sent pas proche des expressionnistes abstraits qui tiennent alors le haut du pavé. « L’expressionnisme abstrait, écrit Danto, fut la dernière grande expression artistique de l’esprit moderniste. Cet esprit, le Pop Art contribue à le saper et à inaugurer l’étape post-moderne dans laquelle nous vivons. » La décision de Warhol de peindre les boîtes de soupe Campbell pouvait certes lui faire gagner la célébrité à laquelle il tenait. Mais elle conduisait surtout à poser la question : qu’est-ce que l’art ? Arthur Danto, dans son Après la fin de l’art (Seuil, 1995), a renouvelé moins les critères d’appréciation d’un objet que la définition du point de vue. Le philosophe de Columbia et le critique d’art de The Nation se complètent dans l’examen de la nature de l’art. Danto établit le concept d’égalitarisme généralisé. La soupe Campbell est un exemple comme bâti à dessein. « L’affirmation de Warhol montrait en fait qu’on ne saurait savoir si une chose est une œuvre d’art en se bornant à la regarder, puisque l’art n’est pas obligé de revêtir une apparence spécifique. L’œil, cet organe esthétique si estimé aussi longtemps qu’on considérait que la différence entre art et non-art était de l’ordre du visible, n’était plus de la moindre utilité philosophique dès lors que ce qui distinguait les deux domaines s’avérait être de l’ordre de l’invisible » (Après la fin de l’art). « Une définition philosophique de l’art devrait pouvoir s’appliquer à cette image autant qu’au saint de Greco (…), pour ce faire, elle doit se débarrasser de tout ce qui vaut pour ces chefs-d’œuvre mais pas pour la peinture de la boîte de soupe. Tout à coup la boîte de soupe Campbell invalidait tous les canons de l’esthétique philosophique et en même temps définissait son époque. » La répétition est un trait majeur de notre époque. Dans ce Warhol, vif, clair, que publie Jean-Claude Zylberstein, Andy Warhol rapporte ce mot prêté à Wittgenstein : « il disait que ce qu’il mangeait lui était indifférent pourvu que ce soit toujours la même chose ». Dans un autre champ Danto élargit le regard : « La répétition de contenants alimentaires immédiatement reconnaissables – boîtes Campbell, bouteilles de Coca-Cola – était un emblème de l’égalité politique. Ce n’était pas simplement un procédé formel de peinture avant-gardiste. » Arthur Danto rend hommage à l’acuité d’un des meilleurs critiques, Michael Fried, dont le regard ne s’arrête pas à Andy Warhol icône, incarnation visible reconnaissable, jusque sous ses maquillages, du Pop Art. À propos de Marilyn il loue la compétence du peintre et « d’un sens qui est vraiment humain et pathétique dans l’un des mythes exemplaires de notre temps ». Notre temps était devenu « l’époque de Warhol. Une époque se définit par son art. L’art avant Andy était radicalement différent de l’art qui va après lui et à travers lui » (p. 59). Michael Fried est aussi l’auteur d’ouvrages sur l’esthétique et les origines de la peinture moderne, où après un Courbet il a publié un pénétrant ouvrage intitulé Le Modernisme de Manet. Comme plusieurs analystes, dont Françoise Cachin décédée il y a deux mois, il récuse les jugements fameux de Malraux sur le désintérêt de Manet pour le sujet. « L’Exécution de Maximilien ? C’est le Trois Mai de Goya, moins ce que ce tableau signifie. » Ou encore : « Une blanchisseuse de Manet eût été celle de Daumier, moins ce que cette dernière signifie. » « Et Malraux précise : de Daumier “les modernes se sépareront par leur refus de toute valeur étrangère à la peinture” » (Georges Bataille, Manet).  Malraux, Bataille, Gaëtan Picon ont, avec des points de vue différents et nuancés, aboutis à l’intronisation de l’œuvre de Manet comme une « étape décisive de l’art moderne ». L’exposition organisée par Françoise Cachin au Grand Palais en 1983, par le nombre des œuvres présentées, la richesse de la documentation, donnait les moyens de considérer dans son entier et sa diversité le corpus de l’œuvre de Manet. Les six années passées par Manet chez Thomas Couture n’étaient pas négligées. Sans doute Gervex n’avait pas la place que lui ont donnée le legs au musée Carnavalet de la collection Seligmann et l’exposition d’Henri Gervex (1852-1929). Au temps de Marcel Proust c’était le titre donné à l’exposition Seligmann. Je compte dans la Recherche du temps perdu cinq mentions du nom de Manet. Le peintre, qui va devenir l’icône de la peinture-peinture, apparaît dans des mises en scène ambiguës à la limite de ce comique que Proust savait instiller aux sujets qui lui tenaient apparemment le plus à cœur. Ainsi : Poussin « le plus barbifiant des raseurs, qu’est-ce que vous voulez, je ne peux pourtant pas appelé ça de la peinture. Monet, Degas, Manet, oui, voilà des peintres ! C’est très curieux, ajouta-t-elle, en fixant un regard scrutateur et ravi sur un point vague de l’espace, où elle apercevait sa propre pensée, c’est très curieux, autrefois je préférais Manet. Maintenant, j’admire toujours Manet, c’est entendu, mais je crois que je lui préfère peut-être encore Monet. Ah ! Les Cathédrales ! » Entre Manet et Elstir les frontières sont fluantes. Sur Olympia s’ouvre une leçon sur l’évolution du regard dans le jeu du Temps : une « horreur ». Mais rien n’est perdu, Olympia est au Louvre. La princesse conduit la duchesse au Louvre : « Ça a l’air d’une chose d’Ingres. Et pourtant Dieu sait ce que j’ai eu à rompre de lances pour ce tableau où je n’aime pas tout, mais qui est sûrement de quelqu’un. Sa place n’est peut-être pas tout à fait au Louvre. Elle va bien, la grande duchesse ? demanda la princesse de Parme. » On a beaucoup reproché à Baudelaire de ne pas avoir écrit sur Manet les grandes études qu’il a écrites sur Delacroix ou Constantin Guys. On a moins sondé La Corde, poème en prose qui met en scène le jeune modèle, suicidé, de L’Enfant aux cerises. On a tiré en tous sens la phrase de la lettre écrite par Baudelaire à Manet en 1865 : « Vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art. » L’art en ce temps-là, et Manet le montre superbement, cherchait à gagner son changement, mettait en accusation les poncifs liés à une société en sursis. Un « moderne » neuf – sujets compris – en naîtrait. Paul Valéry, que je lis dans le catalogue de l’exposition de l’Orangerie en 1932, me semble définir à la fois la révolution opérée par Baudelaire et par Manet : « Manet, encore séduit par le pittoresque étranger, sacrifiant encore au toréador, à la guitare et à la mantille, mais déjà à demi conquis par les objets les plus prochains, et les modèles de la rue, représentait exactement à Baudelaire le problème de Baudelaire même : c’est-à-dire l’état critique d’un artiste en proie à plusieurs tentations rivales, et d’ailleurs capable de plusieurs manières d’être soi. » Le grand peintre abstrait Barnett Newman, écrivait en 1968 dans un dossier sur Baudelaire et la critique d’art : « Baudelaire aimait le Pop Art de son temps, mais ne négligeait pas pour autant l’op art. » ❘

Georges Raillard

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