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Les énergies visibles du Vaudou

Article publié dans le n°1037 (01 mai 2011) de Quinzaines

 Soixante-dix sculptures du Bénin ont été créées à la fin du xixe siècle et dans la première moitié du xxe siècle. Elles ont été utilisées à l’intérieur des cérémonies du vaudou. Elles matérialisent des forces énigmatiques et redoutables (1).
Vaudou
Vaudou
 Soixante-dix sculptures du Bénin ont été créées à la fin du xixe siècle et dans la première moitié du xxe siècle. Elles ont été utilisées à l’intérieur des cérémonies du vaudou. Elles matérialisent des forces énigmatiques et redoutables (1).

Ces objets fascinants sont des assemblages d’éléments hétéroclites : cordes, ossements, coquillages, mèches de cheveux, bois, plumes, perles, cadenas (d’origine européenne), clous, tissus, pierre, gourdes, verre, miroirs, végétaux, terre cuite, métal, etc. Ces étranges assemblages sont recouverts d’une épaisse couche d’argile, d’huile de palme, de matériaux sacrificiels (sang, bouillies…). Ce serait la « patine sacrificielle ». Les statuettes auraient longuement « fonctionné » dans le rite du vaudou. La statuette efficace se nomme le bocio (ou le botchio). Selon telle langue africaine cio signifie « le cadavre » ; bo serait « le souffle, la puissance », « le talisman ». La statuette sculptée par l’homme n’est pas animée d’emblée d’une vie propre ; puis, par les mots prononcés, par les désirs et les peurs, par la parole du devin, la statuette devient un « cadavre qui a une puissance ». Le bocio devient une matérialisation de la force divine, insaisissable. Selon Suzanne Preston Blier (professeur d’art africain à l’université de Harvard), ces œuvres seraient l’expression de la gamme des émotions des humains confrontés aux accidents et aux nouveaux événements. Certaines sculptures offrent un véritable sentiment de sécurité et de calme face à un danger (réel ou potentiel). D’autres sont associées à la peur et l’inconnu ; elles provoquent alors des réactions d’étonnement, de recul. Face aux divers problèmes à régler, l’humain s’adresse au divin. Le Fa serait un art de lire le présent, le passé, le futur, de percevoir les forces en jeu. Au détour d’un chemin, un morceau de bois se dresse, fiché profondément dans la terre. En haut de ce poteau, un visage humain se devine, plus ou moins sculpté. Ce poteau est une sentinelle, un veilleur, un gardien puissant des lieux. Ou bien, les statuettes sont des talismans, des fétiches. Elles protègent. Elles sauvegardent. Elles attaquent les adversaires cachés. Elles défendent. Elles écartent les maladies, les jalousies, les envies, les haines. Les adeptes du vaudou choisissent les sacrifices, les rites, les prières, la divination, la possession ; ils perçoivent le monde visible des vivants et le monde (invisible, secret) des dieux majeurs, des esprits, des revenants. Les statuettes seraient les instruments de ceux qui les utilisent, les boucliers, et les lances magiques, les armes de l’envoûtement et du désenvoûtement, lorsque la mort menace. Les statuettes protègent les récoltes ; elles favorisent les amours et la fécondité ; elles luttent contre les sorciers. Elles accumulent des médicaments, des ressources secrètes. Parmi ces statuettes, quatre sortes de bocio surgissent : les « bocio ligotés » (bla-bocio), les « bocio percés » (kpodohomme-bocio), les « bocio difformes » (bocio-bigble), les « bocio ventrus » (wutuji-bocio). Les « bocio ligotés » sont des statuettes ligotées par des cordes, des lanières de cuir, des fourrures, des fils de coton, des tissus, des lianes, des chaînes de fer, etc. L’emplacement du lien se trouve sur le ventre, sur la poitrine, sur les bras, sur la tête. Les liens autour de la poitrine visent à troubler la respiration ; ceux autour des jambes paralysent ; ceux autour du cou produisent l’aphasie ; ceux autour du bas-ventre s’attaquent à la puissance sexuelle. Dans certaines traditions, les morts sont attachés avant d’être enterrés. Telle statuette est enchaînée, enfermée par un cadenas ; elle signifie l’emprisonnement, l’esclavage, la souffrance personnelle, l’impuissance. Dans certains cas, les nœuds, les cordes sont liés à des valeurs positives. Dans la culture Fon, les femmes enceintes portent une ceinture de corde autour des hanches afin de se prémunir contre une éventuelle fausse couche. Les « bocio percés » sont troués. Ses trous sont destinés à accueillir des taquets de bois, des pointes, des cadenas, d’autres objets. Un taquet enfoncé dans la poitrine pourra apporter le bien-être ou l’asphyxie. Fiché dans la tête, un taquet entraîne le mutisme ou bien la perte de la mémoire. Les « bocio difformes » se caractérisent par le manque de certaines parties d’un corps ou par le surnombre d’organes. Tel « bocio difforme » n’a qu’une seule jambe ; un autre n’a nul bras. Beaucoup d’autres bocio arborent deux (ou trois, ou quatre) têtes sur un seul corps (ou sur une paire de hanches). Les « bocio Janus » regardent l’avant et l’arrière. Tel autre bocio est pourvu d’yeux multiples ; il évite les intentions malveillantes d’un sorcier. Et les « bocio ventrus » comportent des bosses, des renflements, des excroissances denses et opaques. Ses protubérances sont bourrées de matériaux complexes (plantes médicinales, poisons, poudre, huile, alcool…), chargées, farcies. Les renflements du corps évoquent la grossesse de la mère, le nourrisson porté sur le dos d’une femme, mais aussi la tumeur, l’abcès, diverses maladies… Les ingrédients utilisés pour fabriquer les statuettes efficaces sont ignorés et secrets. Seuls quelques initiés connaissent le contenu de l’objet magique et la destination exacte. Qui fait quoi ? Qui fait comment ? Dans l’obscurité, dans une petite salle du sous-sol de la Fondation Cartier, le Chariot de la Mort se dresse sur un socle carré. La sculpture est constituée par le bois, les crânes de crocodiles, du métal, par du tissu, des plumes, des végétaux, par la paille, par l’argile, par la patine sacrificielle. Au centre du bassin, le Chariot de la Mort se reflète sur les eaux noires (2). ❘ 1. Ces sculptures ont été choisies et rassemblées par Jacques Kerchache (1942-2001), explorateur attentif et vigilant, chercheur subtil de la beauté des sculptures d’Afrique et d’Amérique, expert autodidacte et judicieux. À son initiative, ont été créés le pavillon des Sessions du Louvre (2000), dévolu aux œuvres des cinq continents et, en 2006, le musée du quai Branly. Il a su décrire avec précision les œuvres du vaudou du Bénin. 2. Le catalogue-livre de la Fondation Cartier est beau et intelligent : des textes très intéressants et les photographies remarquables de Yuji Ono.

Gilbert Lascault