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L’un des grands poètes croates contemporains

À l’Est, on ne s’ennuie pas. La poésie, contrairement à nos contrées, n’y souffre pas de malnutrition. Elle ne s’excuse pas de parler à table sans en avoir demandé la permission au philosophe. Elle tient bon grâce à sa densité. Elle garde de bons clients, ceux qui n’attendent pas d’un poème qu’il leur serve d’aliment ; un poète n’est pas un restaurant. On s’y amuse aussi.
Branko Čegec
Poèmes de transition 1980-2020
À l’Est, on ne s’ennuie pas. La poésie, contrairement à nos contrées, n’y souffre pas de malnutrition. Elle ne s’excuse pas de parler à table sans en avoir demandé la permission au philosophe. Elle tient bon grâce à sa densité. Elle garde de bons clients, ceux qui n’attendent pas d’un poème qu’il leur serve d’aliment ; un poète n’est pas un restaurant. On s’y amuse aussi.

« Une ride sur deux », demandait la poète Wisława Szymborskaaux photographes, en 1996, après l’obtention du prix Nobel à l’âge de 73 ans. Elle n’avait aucun de ses livres traduit en français, mis à part un petit ouvrage paru chez un « petit » éditeur, avant qu’un « grand » ne s’empresse de publier l’intégrale dans les semaines qui suivirent son intronisation. Bonne nouvelle pour le poète croate Branko Čegec, dont L’Ollave vient de faire paraître une anthologie regroupant neuf recueils qui s’étendent sur quarante années : Poèmes de transition 1980-2020.

On y reçoit la poésie vigoureuse et sensuelle d’un des grands poètes croates contemporains. Tour à tour mystique, incantatoire, réaliste ou fantasmagorique, le poème semble être le lieu de toutes les convergences expressives, de toutes les libertés rigoureuses, et le corps, sa flèche faîtière. Lisons un peu « Écrire l’énergie » extrait de son premier recueil, Le Sexe occidental-oriental, publié en 1983 : « Tu réduis le baroque des corps. / Des mots-corps fuient / Des mots-corps. / Juste les corps. / Les corps hors du sexe. » Le mot « énergie », si galvaudé en maintes circonstances, retrouve ici son sens premier : la puissance d’agir. Et cette puissance d’agir bourdonne dans une conque d’extrême sensibilité, les notes sont tenues de bout en bout par une corde unique révélant des timbres chaque fois particuliers. Trompette marine des Balkans. Nous nous retrouvons au centre de l’expression, le poème est l’instrument premier, portatif, propre à dire toutes les humeurs, du murmure au hurlement, du rictus à l’éclat de rire, du calme recueilli à la colère, à la violence – pas la douce de ceux qui s’échauffent à l’indignation mais l’originelle, celle de la mise bas, de la première goulée d’air.

Expression du désir sexuel, sobriété, minimalisme et raffinement des images voisinant avec la glossolalie, la mélancolie épousant parfois l’humour tonitruant, tout se passe ici comme si la voix infiltrait toutes les aspérités du quotidien, qu’on aime à qualifier de trivial mais dont les échos sont toujours transcendantaux. Comme dans cette évocation de la perte de la virginité :

« Autant durèrent,
en fait, mes longs adieux
au narcissisme adolescent ; quand une certaine Mme Rosenkranz,
issue d’une respectable famille juive avant la guerre
m’a installé confortablement dans son giron joyeux,
où souriait ma première jouissance virile.
J’avais à mon actif quatorze ans et deux mois,
deux années d’onanisme fiction, douze en grammaire

Expression ? Mais oui. Toute formule qui se veut définitive semble appeler son renversement, comme on le dit des accords en musique, renversement qui donne lieu à une formule tout aussi péremptoire mais qui a le mérite de générer un modeste vis-à-vis. Lisant une longue préface aux poèmes d’André Breton, on tombe sur ceci : « Un grand poète ne s’exprime pas : il parle, il écrit. » Ah bon ? « Je ne comprends pas… Mais que fait-il s’il ne s’exprime pas ? » se demande-t-on, piteux. Renversons donc cela, pour le plaisir : « Un grand poète s’exprime : il parle, il écrit. » C’est bien, voilà qu’on comprend mieux, il n’y a pas de honte à cela et c’est exactement ce que fait Branko Čegec : il s’exprime. Sa poésie s’inscrit dans une période particulière, un moment précis de l’histoire de la poésie centre-européenne, les années 1980, où se fait sentir la nécessité nouvelle d’un recours à un langage symbolique proche de l’ambitus du surréalisme, où la part du rêve et du jeu s’accote avec le réel et l’histoire. Et ce qui ne peut que difficilement laisser indifférent dans ces poèmes, c’est le sentiment de l’extrême nécessité du dire, du chant, de la voix qui s’exprime, a capella, au-dessus ou au-dessous de la grande machinerie de l’histoire, mélodie des choses perceptible au milieu de tous les brouhahas. « Was ist Sarajevo ? », « Qu’est-ce que Sarajevo ? », demande le poète :

La ville où l’Est commence et finit
La ville où finit et commence l’Ouest.
[…]
La ville de la lumière au crépuscule hivernal,
la ville sans lumière pendant la canicule de juillet
Qu’est-ce que Sarajevo ?
La question est sans réponse.
La réponse qui désespérément résiste à la question.

Guillaume Decourt

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