Le degré de technicité semble reculer sans fin les limites du possible (virtuosité, vitesse vertigineuse, répertoire immense), au point que certains pianistes sont perçus comme des broyeurs d’ivoire. Certains artistes-interprètes, quand ils en ont les moyens, l’audace et l’intrépidité, réalisent, en outre, de véritables performances athlétiques et cérébrales : donner l’intégralité des sonates de Beethoven ou de Mozart lors de journées concert-marathon, jouer plusieurs concertos dans la même soirée – ce genre de prestations peut être recherché pour sa rareté.
Pour autant, au simple statut d’interprète on oppose celui de ces « Grands Interprètes » auxquels sont dédiées notamment des saisons de concerts, des collections spéciales d’enregistrement. Cette expression revêt une signification particulière, peu contestée, sinon par un public averti et difficile.
Or, le spectaculaire n’est pas la signature des « Grands Interprètes ». Mais alors comment les reconnaître avant même qu’ils ne soient consacrés par une médiatisation savamment orchestrée ?
Il est intéressant de constater qu’une vie agitée, des névroses patentes et assumées, voire une fin tragique, ont pu contribuer à façonner la légende des Grands Interprètes qui font l’unanimité (chefs d’orchestre, instrumentistes, chanteurs d’opéra). Est-ce à dire que la vie personnelle des artistes donne son sens à leur interprétation ? Ce pianiste est très malade et nous livre Chopin comme une confidence…
Un musicien est-il vraiment libre dans son interprétation ? Certains répertoires, plus anciens, moins connus, laissent une plus grande marge de manœuvre aux interprètes, tandis que les plus connus renvoient immanquablement l’auditeur à des enregistrements, parfois mythiques, qui lui servent de référence quant à la « bonne interprétation », sans qu’il en ait toujours bien conscience. De même, certains Grands Interprètes sont très attachés à leur liberté et peuvent refuser d’enregistrer certaines œuvres pour se ménager la possibilité de faire évoluer leur jeu. Certains poussent le perfectionnisme jusqu’à enregistrer deux fois la même œuvre (ainsi de l’immense pianiste chinoise Zhu Xiao-Mei, qui a enregistré deux fois les Variations Goldberg de J.-S. Bach). On a vu de Grands Interprètes refuser de faire éditer un enregistrement réalisé à grands frais qui engagerait leur intégrité artistique …
Les motivations d’un artiste sont plurielles, parfois contradictoires, et ne sont pas nécessairement communes à tous les musiciens.
Pour Michaël Levinas, compositeur et pianiste concertiste : « L’interprétation est le passage de la lecture du texte à la déclamation de l’écrit. Interpréter est croire à une incarnation avec le créateur. »
Frank Braley, pianiste concertiste et directeur musical de l’Orchestre royal de chambre de Wallonie nous livre : « J’essaye de jouer le plus naturellement possible comme si la musique coulait de source. »
À propos de sa carrière fulgurante depuis sa prestation très remarquée lors du dernier concours Tchaïkovski, le jeune pianiste prodige français Lucas Debargue (que l’on pourra entendre au Festival de La Roque-d’Anthéron le 24 juillet prochain) confesse : « Je dois surtout être fidèle, être honnête et pouvoir transmettre le maximum de choses. »
Souvent, grâce à son talent, parfois aussi à sa médiatisation, l’interprète gagne ses lettres de noblesse, quitte à éclipser le compositeur lui-même : on parle de « la Fantastique de Karajan » ou de celle d’Abbado.
La question de l’interprétation est bien fondamentale. Elle commence là où la technique s’arrête. Beaucoup de festivals d’été l’ont bien compris en programmant des « classes de maîtres ». Les master class sont des instants recherchés, des moments privilégiés et tout à fait uniques où un maître peut conseiller, guider de jeunes musiciens et échanger avec eux en présence d’un public. Le Festival d’Aix-en-Provence offre cet été une master class piano et chant avec le baryton François Leroux et une master class de musique de chambre ; le très couru Festival de La Roque-d’Anthéron consacre une semaine entière de master class aux jeunes ensembles en résidence, occasion pour le public d’assister à des cours d’interprétation. Quant à la Fondation Louis Vuitton, elle n’a pas hésité à créer, à l’année, une classe d’excellence de violoncelle dirigée par le virtuose Gautier Capuçon, qui propose des master class sur une saison entière.
Les Grands Interprètes se distinguent par leur conduite de l’œuvre, leur pensée et leur projection musicale. Ils tiennent leur public d’une main de fer et sont les Maîtres du Jeu.
Laurence Hitzel
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