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L'universalisme est-il antisémite ?

Article publié dans le n°1122 (16 févr. 2015) de Quinzaines

L’affaire commence avec l’accusation d’antisémitisme portée par Benny Lévy contre Alain Badiou, accusation que celui-ci repousse. On pourrait ironiser sur les vieilles querelles d’anciens maoïstes plus ou moins repentis si la question soulevée n’avait pas un enjeu théorique fondamental : il s’agit de savoir si la référence à l’universalisme paulinien doit être tenue pour négatrice de la spécificité juive. Ivan Segré fait de ce débat l’occasion d’une fabuleuse dispute talmudiste.
Ivan Segré
Judaïsme et révolution
L’affaire commence avec l’accusation d’antisémitisme portée par Benny Lévy contre Alain Badiou, accusation que celui-ci repousse. On pourrait ironiser sur les vieilles querelles d’anciens maoïstes plus ou moins repentis si la question soulevée n’avait pas un enjeu théorique fondamental : il s’agit de savoir si la référence à l’universalisme paulinien doit être tenue pour négatrice de la spécificité juive. Ivan Segré fait de ce débat l’occasion d’une fabuleuse dispute talmudiste.

Selon les termes de Benny Lévy, le motif de ce procès en antisémitisme est que Badiou « a écrit un livre qui s’appelle Saint Paul : La fondation de l’universalisme pour expliquer que Paul est la figure du militant, donc la figure de Badiou ». À travers Paul, ce serait le principe révolutionnaire en lui-même qui serait intrinsèquement antisémite. On peut en voir un indice dans quelques textes du jeune Marx, que d’ailleurs la tradition marxiste n’a pas repris à son compte, mais le fond du problème est que toute doctrine révolutionnaire peut être considérée comme s’inscrivant dans la lignée du christianisme de Paul, selon qui « il n’y a plus ni juif ni grec, ni esclave ni maître, ni masculin ni féminin » (Galates, 3, 28). Le « nouvel antisémitisme » dont, au dire de Benny Lévy, Badiou serait le « noyau » n’est pas raciste mais universaliste et révolutionnaire en ceci qu’il « prétend combattre la domination et la servitude dans la structure même du social ». Ce faisant, il constituerait une « variation abstraite d’un universalisme qui aboutirait inexorablement à la persécution des Juifs ». L’antisémitisme raciste, celui qui est en cause à Auschwitz, pourrait fort bien n’en être, commente Segré, qu’une « forme secondaire, voire un épiphénomène, sinon une excroissance ».

Un texte de Badiou peut sembler justifier cette accusation : « Il est clair qu’aujourd’hui l’équivalent de la rupture religieuse de Paul avec le judaïsme établi, de la rupture rationaliste de Spinoza avec la Synagogue, ou de la rupture de Marx avec l’intégration bourgeoise d’une partie de sa communauté d’origine, est la rupture subjective avec l’État d’Israël, non dans son existence empirique […] mais dans sa prétention identitaire fermée à être un État juif ». Segré entreprend de montrer qu’une telle position n’est pas antisémite et que ceux qui, avec Benny Lévy, dénoncent là un « nouvel antisémitisme » s’inscrivent en réalité dans le cadre de ce qu’il appelle une « réaction philosémite » – « réaction » étant pris au sens politique –, caractérisée par une volonté de « criminalisation du marxisme ». Le fond de son argumentation est que la « réaction philosémite » s’attache au « nom Israël » qui n’est que l’écorce ; brisez cette écorce et vous aurez « la rupture subjective avec l’État », formule qui serait le « noyau du judaïsme ».

Segré ne prétend certes pas que tout Juif doive s’inscrire dans cette orientation mais seulement que celle-ci, « dialectique et révolutionnaire », n’est pas moins légitime que l’autre, « littéraliste et contre-révolutionnaire ». Il voit d’ailleurs dans la coexistence de ces deux tendances une des constantes de la pensée juive depuis l’opposition d’Esaü et de Jacob, ou celle de Moïse et d’Aaron, jusqu’à celle des saducéens et des « pharisiens ». Plus profondément encore se trouve ainsi posée la question de ce qu’il en est du Talmud dans son rapport avec la Torah. Si, en effet, on distingue entre la Torah écrite et une Torah orale dont le Talmud serait en quelque sorte la mise par écrit ultérieure, alors celui-ci ne saurait être tenu pour le catalogue de règles que donne à penser la codification qu’en a faite Maïmonide. Il est et doit rester une dialectique toute vivante des contradictions qui la nourrissent.

Ce livre se présente explicitement comme une défense d’Alain Badiou face à l’accusation portée contre lui par Benny Lévy et les dénonciateurs d’un « nouvel antisémitisme ». Au-delà de ces personnes, et même des figures qu’elles représentent dans le champ de la pensée contemporaine, on peut trouver grand intérêt à se demander si, comme l’affirme Benny Lévy, le ressort d’une éthique rationaliste, philosophique, est bien, en dernière instance, le refus du commandement mosaïque, inspiré, prophétique. Et, à supposer que ce soit le cas, si l’on peut légitimement voir là un antisémitisme. Répondre par l’affirmative reviendrait à tenir l’irréligion pour une forme d’antisémitisme. Qu’un esprit religieux le pense est possible ; pour un esprit qui ne l’est pas, c’est une insupportable tentative d’intimidation, au reste habituelle en la matière, non moins que les procès récurrents en « islamophobie » intentés à tous ceux qui osent plaisanter avec ces choses respectables.

On lira avec grand plaisir les analyses que Segré propose du Traité théologico-politique de Spinoza, ainsi que de Maïmonide, avec les deux versants de l’œuvre, la codification du Talmud et le Guide des égarés, et les interprétations qui ont pu en être proposées, de Hobbes à Leo Strauss. Une grande partie du livre est nourrie d’une analyse fine de cette référence majeure pour la pensée juive contemporaine que représente Levinas. Le brio de Segré éclate tout particulièrement quand il entend montrer qu’une compréhension littéraliste du judaïsme n’est pas fidèle à la pensée de Levinas, dont Benny Lévy et ses acolytes ont prétendu s’approprier le monopole de l’étude.

On attendait les pages sur Sartre, dont Benny Lévy fut le secrétaire sous le nom de Pierre Victor, après l’autodissolution de la Gauche prolétarienne et alors que le grand leader maoïste n’avait pas encore versé dans la religiosité. Ces pages sont peu nombreuses mais très belles car elles font admirablement sentir la noblesse intellectuelle du vieil athée aujourd’hui tant décrié, avant peut-être une sortie prochaine du purgatoire. Discutant avec Benny Lévy de la place des Juifs dans la vision hégélienne de l’Histoire, Sartre avance l’image d’une « porte étroite » qui ouvre sur un autre monde, celui d’une existence éthique des hommes. Cette « porte étroite » serait, résume Segré, « une solution de continuité qui, à chaque seconde, rend possible qu’il y ait du nouveau ». Bien sûr, ce n’est là qu’une esquisse, mais elle ouvre à une réflexion stimulante.

Pour celui qui n’a du Talmud qu’une connaissance très approximative, ce livre sera, si j’ose dire, une révélation. Non tant sur le contenu même du Talmud, les histoires qui s’y racontent et s’y croisent, s’y répondent, s’opposent et se complètent, que sur la manière même dont raisonne un talmudiste, cette façon « dialectique, labyrinthique et rusée » si différente de la clarté et de la concision philosophiques. Segré dit avoir voulu « que ce livre soit une initiation au Talmud pour non-talmudistes ». Il y parvient parfaitement et c’est un régal. En définitive, on ne se demande pas quelle conviction l’emporte ; on éprouve la jouissance intellectuelle d’avoir assisté à une expérience passionnante.

Marc Lebiez

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