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« Tout est fiction et rien n’est fiction »

Article publié dans le n°1096 (01 janv. 2014) de Quinzaines

Daša Drndić est l’auteur de Sonnenschein (QL n°1 085), paru au printemps dernier. Ce « roman documentaire » se déroule à Trieste pendant et après la Seconde Guerre mondiale, mais il commence bien avant, dans la vallée de l’Isonzo où Italiens et Austro-Hongrois s’affrontent autour de Caporetto. Il s’achève bien après, quand on découvre ce qu’a été l’occupation nazie dans la ville italienne, et le sort des Lebensborn, enfants de « type aryen » élevés selon un modèle rêvé par Himmler. Nous avons voulu en savoir plus sur ce roman et les questions qu’il soulève aujourd’hui, sur sa relation avec l’Histoire.
Daša Drndić est l’auteur de Sonnenschein (QL n°1 085), paru au printemps dernier. Ce « roman documentaire » se déroule à Trieste pendant et après la Seconde Guerre mondiale, mais il commence bien avant, dans la vallée de l’Isonzo où Italiens et Austro-Hongrois s’affrontent autour de Caporetto. Il s’achève bien après, quand on découvre ce qu’a été l’occupation nazie dans la ville italienne, et le sort des Lebensborn, enfants de « type aryen » élevés selon un modèle rêvé par Himmler. Nous avons voulu en savoir plus sur ce roman et les questions qu’il soulève aujourd’hui, sur sa relation avec l’Histoire.

Norbert Czarny : D'abord une question simple, sur un point que nous développerons : « roman documentaire » pouvez-vous indiquer de façon rapide ce qui est de l'ordre de la fiction ? En clair, Haya Tedeschi a-t-elle vécu ?

Dasa Drndi : Dans la littérature, tout est fiction et rien n'est fiction. La littérature, pour moi, est une nouvelle réalité, conforme ou non à la réalité extérieure, celle que l'on considère comme objective et qui, elle aussi, peut être sujette à caution. On peut donc dire que Haya Tedeschi existe et n'existe pas. Plus généralement, il importe peu et il est peut-être même néfaste pour la littérature de chercher à distinguer ce qui dans un livre est « fictionnel » de ce qui est « réel ». L'important, c'est de savoir si le livre fonctionne pour le lecteur, pas forcément sur le plan de l'intrigue, mais en tant que déclencheur d'idées, de réflexions, d'émotions, en tant que lien avec sa propre réalité.

N. C. : On voit bien ce qui est de l'ordre du documentaire ; mais comment s'articulent le roman et le documentaire ? Pourquoi cette indication en couverture ?

D. D. : Vous croyez vraiment que l'on voit bien ce qui est de l'ordre du documentaire et ce qui ne l'est pas ? Dans l'écriture (comme dans la politique), on peut jouer avec un document, on peut le créer de toutes pièces, le falsifier, s'en servir à des fins de manipulation, de même que l'on peut faire tout cela avec la « réalité ». En principe, l'écrivain souhaite dire quelque chose à son lecteur, parfois de manière simple, directe, parfois de façon peut-être plus complexe. Pour ce faire, il recourt à diverses méthodes et techniques. L'indication précisant le genre littéraire (« roman documentaire ») n'est pas de moi, mais de mon éditeur croate. Il me semble que cette indication, en dépit de la confusion qu'elle peut engendrer chez le lecteur (ce qui est une bonne chose), est d'une part intrigante et d'autre part inutile. Personnellement, je n'aime pas les étiquettes. Les indications rigides étouffent, et donc limitent, généralisent et, pour finir, imposent. À vous de voir ce qu'elles limitent, généralisent, imposent et comment elles étouffent. Les étiquettes, ou les indications, on les colle sur des casiers pourvus généralement d'une fermeture à combinaison, qui ont besoin d'une « clef » pour être ouverts, et, dans ces casiers, la « vie » est méticuleusement rangée selon des règles discutables qui n'autorisent aucune licence. Une telle vision du monde, et par conséquent de l'art, peut être confortable, car « quelqu'un », d'en haut (ou de côté), nous sert un produit fini - idéique, idéologique, politique, éthique, artistique -, et nous n'avons plus qu'à le consommer. Mais, en plus du fait qu'elle ne demande aucun engagement personnel, et n'implique donc pas non plus une responsabilité personnelle, une telle approche peut aussi être dangereuse.

N. C. : On est frappé par l'histoire de Haya Tedeschi et des siens, de son père en particulier. Ce sont des Juifs italiens, apparemment promis au pire, et ils semblent échapper à l'Histoire, vivre en absents, ou en marge. Est-ce ainsi que vous les perceviez ?

D. D. : Oui, cela concerne la strate de l'intrigue, mais je ne suis pas vraiment amateur des livres où dominent des récits linéaires malheureux. J'avais à l'esprit trois thèmes auxquels j'ai essayé de m'attacher dans ce livre, et qui ne doivent pas être et ne sont pas nécessairement liés aux Juifs, ni à l'Holocauste, ni à la Seconde Guerre mondiale. Ils sont malheureusement éternels, ils se répètent, comme se répètent les saloperies que nous sert cette vieille dame perfide et opiniâtre qu'est l'Histoire. Je voulais parler de la majorité silencieuse, de nous tous qui ne voulons pas entendre, voir et comprendre ce qui se passe autour de nous, si bien que nous y restons indifférents. De nous, spectateurs muets, bystanders. Je voulais aussi parler des identités. Zygmunt Bauman dit que l'idée de l'identité, notamment de l'identité nationale, est introduite par la force dans la Lebenswelt des hommes et des femmes modernes, et qu'elle y est arrivée comme une fiction. L'idée de l'« identité » est née de la crise de l'appartenance. Et, toujours selon Bauman, l'État moderne usait de la fiction de l'appartenance innée pour se ranger en ordre de combat, pour légitimer son exigence de fidélité inconditionnelle de la part de ses sujets. En imposant l'idée de l'« appartenance », on trace et on durcit la frontière entre « nous » et « eux », et celle-ci s'impose et se renouvelle sans cesse par la menace et l'exclusion. Et je voulais également parler de l'imposition et de l'effacement des frontières (aussi bien géographiques que de celles qui sont en nous), car le cadre spatial de mon roman se situe à l'intersection des frontières de l'Italie, de la Slovénie et de la Croatie, où « vivent » ou « meurent » trois cultures, trois langues et trois histoires.

N. C. : On entre dans Sonnenschein par un mouvement en spirale, sans trop savoir où on va. Le procédé est semblable dans le film Shoah de Lanzmann. Pourquoi ce choix de construction qui peut troubler ?

D. D. : Je n'ai rien choisi. C'est tout simplement mon approche de la littérature. Pas de construction, pas d'ordre, pas de classification. Nos vies ne sont pas un tissage lisse, impeccablement plié et repassé. Je suis fascinée quand j'entends quelqu'un dire « Cela c'est passé dans mon ancienne vie ». Toute vie, chaque itinéraire individuel, plus ou moins, et l'existence en général, je les vois comme un immense patchwork composé de nombreux empiècements. Ce sont les coutures et les morceaux de tissus de cette « courtepointe » qui différencient peut-être une vie d'une autre. Ce sont ces coutures qui comptent le plus, ces endroits qui craquent et que l'on recoud. Sous les endroits décousus de nos vies s'ouvrent parfois d'effroyables abîmes.

N. C. : Si on ouvre Sonnenschein presque au hasard, on tombe sur la liste des Juifs italiens morts en déportation. Quel rôle joue cette liste ? Et question complémentaire, Danilo Kis disait qu'un nom, un prénom, une date de naissance et de décès, cela suffisait pour écrire un roman. Partagez-vous cette vision ?

D. D. : Ce livre a deux leitmotivs, deux phrases qui reviennent comme des échos obstinés et même lassants : « Hurry up, please, it's time » et « Tout nom cache une histoire ». Dans l'édition croate, les pages qui portent les noms des victimes sont perforées et on peut facilement les « enlever ». Quand on a détaché (bon gré mal gré) cette centaine de pages (tous ces gens, neuf mille personnes), il reste au milieu du livre un vide, un trou, et le livre devient instable, il ne tient plus bien dans les mains. À vous de poursuivre les interprétations. Et aux lecteurs.

N. C.: L'Histoire, celle du XXe siècle, est très présente dans le roman aujourd'hui. Comment, selon vous, le romancier doit-il la traiter ? Qu'est-ce qu'un roman historique aujourd'hui ?

D. D. : Le roman historique en tant que genre littéraire ne m'intéresse pas. Je l'ai déjà dit, je n'aime ni les formes ni les genres pétrifiés. C'est pourquoi je recherche les configurations qui ne sont pas établies, cimentées, convenues. S'écarter de telles formes ou, si l'on veut, de la norme signifie s'opposer aux posulats et aux exigences de l’esthétique conçue et définie en grande partie par l’élitisme anglo-européen et l’hégémonie culturelle occidentale. La création d’un langage artistique personnel n’est pas un acte seulement esthétique mais aussi éthique. Je crois que l’art en général peut et doit être subversif – d’ailleurs il y parvient parfois –, or l’engagement littéraire est intrinsèquement subversif, comme est subversif tout autre engagement (social, politique, culturel, artistique, etc.) non institutionnel. C’est pourquoi l’attitude de la majorité des critiques, des journalistes, des éditeurs, des anthologistes et des cadres universitaires qui défendent la prétendue auto nomie artistique n’est pas surprenante. Cependant, la littérature subversive a précisément pour but de miner les normes établies, fondées – dans la majorité des cas, comme je l’ai dit plus haut – sur les principes du pouvoir. La littérature ne demeure pas dans un cocon, elle fait partie de la réalité morale et citoyenne.

N. C. : J’ai évoqué le nom de Kiš. Or, photos décrites, documents authentiques comme les listes, procès-verbaux réels, choix d’une écriture dépouillée de tout pathos, parfois empreinte d’ironie, tout cela rappelle Kiš. Quelle a été son influence sur votre travail ?

D. D. : Je ne dirais pas que tout cela rappelle Kiš. Ou alors, tout dans l’art rappelle quelque chose et quelqu’un. Il y a des écrivains que j’aime et auxquels je reviens, Kiš est bien de ceux-là, mais je ne crois pas qu’il ait influencé ma façon d’écrire, non.

N. C.: Vous êtes en résidence à Paris, pour un projet de biographie fictive à son sujet. Pouvez-vous en dire plus ?

D. D. : C’est ce que j’ai indiqué, car on m’avait demandé de présenter un « projet » motivant monséjour à Paris, et j’ai été obéissante, ce que je n’aime pas habituellement. Je me méfie du mot « projet », surtout quand ce mot et ce qu’il recèle (organisation, plan clairement défini et action) est en relation avec la littérature. J’essaie d’écrire, de dire quelque chose à quelqu’un, je ne crée pas des projets. « Projet » est un terme intempestif, restrictif, insolemment bureaucratique, qui peut dissimuler des idées et des intentions dangereuses.

Je ne sais pas ce que va donner mon séjour à Paris. Pour le moment, je regarde, j’écoute, je trie. Et j’engrange.

Norbert Czarny

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