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La musique par les textes

Article publié dans le n°1071 (01 nov. 2012) de Quinzaines

Fruit de l’érudition de son auteur et du travail de recherche considérable qu’il a réalisé, ce livre est consacré aux écrits de langue allemande que la musique a suscités entre la mort de Beethoven (1827) et l’inauguration du festival de Bayreuth (1876).
Jean-François Candoni
Penser la musique au siècle du Romantisme. Discours esthétiques dans l'Allemagne et l'Autriche du 19e siècle
Fruit de l’érudition de son auteur et du travail de recherche considérable qu’il a réalisé, ce livre est consacré aux écrits de langue allemande que la musique a suscités entre la mort de Beethoven (1827) et l’inauguration du festival de Bayreuth (1876).

La période concernée est d’une très grande fécondité en la matière. Jean-François Candoni rend compte du plus grand nombre possible de points de vue, émanant de trois catégories d’auteurs : les compositeurs eux-mêmes, les musicologues et les penseurs de l’esthétique.

Pour Candoni, le romantisme musical, qui d’ailleurs s’épanouit nettement après le romantisme littéraire, n’est pas une simple transposition de celui-ci ; les notions d’ironie, d’allégorie, de fragment, notamment, n’y trouvent pas leur place. Il a l’originalité d’avoir été conceptualisé « avant d’exister dans les faits et de s’incarner dans des œuvres réelles ». C’est d’abord une invention littéraire, dans laquelle l’écrivain et musicien E. T. A. Hoffmann a joué un rôle primordial. Son compte rendu (1810) de la Cinquième Symphonie de Beethoven symbolise en quelque sorte le changement de paradigme qui a commencé de se produire au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle : la théorie de l’imitation de la nature cède le pas à celle de l’expression, et la musique instrumentale pure, parce que plus éloignée de toute matérialité, supplante la musique vocale en tant que genre suprême.

Hegel, le philosophe le plus présent dans les discours sur la musique au milieu du XIXe siècle, n’a pas vraiment adhéré à ce renversement. Ne reconnaissant pas l’existence d’une logique proprement musicale, il manifeste un scepticisme certain à l’endroit de la musique purement instrumentale.

Cette attitude constitua un défi pour les « musiciens de l’avenir » (appelés aussi les « Nouveaux Allemands » : Wagner, Liszt, le théoricien Franz Brendel…) ; au nom de quelques-uns est attachée la création d’un genre, le poème symphonique, qui est une œuvre pour orchestre s’inspirant explicitement d’un texte littéraire. Le philosophe Friedrich Theodor Vischer, l’un des auteurs que Jean-François Candoni tient à mettre en lumière dans son livre, considère que la musique ne peut accéder au sens que par le truchement d’un texte, « qui lui donne l’impulsion nécessaire à son déploiement ». Mais, pour les adeptes du poème symphonique, cette relation ne s’entend pas d’une identité littérale entre le déroulement de l’œuvre musicale et celui du programme qui l’accompagne. Ainsi, l’idée selon laquelle on pourrait faire deviner à un auditeur non averti la source littéraire d’un poème symphonique a quelque chose d’absurde.

En réalité, les détracteurs du poème symphonique rejetaient surtout la peinture musicale, dont ils n’ont pas cherché à le distinguer. Au XIXe siècle, la vogue de la peinture musicale n’a pas cessé. Si l’on doit réserver un sort particulier à la Symphonie pastorale de Beethoven (« plus expression de sentiments que peinture », selon les termes du compositeur), une œuvre comme la Bataille de Vittoria, du même auteur, est jugée par le musicologue Gottfried Weber comme l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire : une musique qui tente d’imiter les phénomènes du monde extérieur ne peut que sombrer dans l’aliénation.

La peinture musicale trouvera pourtant un défenseur en la personne du musicologue Adolf Bernhard Marx (De la peinture musicale, 1828), qui s’en prend à la « pruderie de ceux qui voudraient ne voir dans la musique qu’un art immatériel », et estime que toute réalité objective est susceptible d’être accueillie dans une œuvre musicale. Il va sans dire que la musique peut représenter des phénomènes sonores ; mais peut-elle suggérer des phénomènes visuels ? Une telle adéquation relèverait de la synesthésie, où se révèle le désir d’une fusion des arts : la musique dépeint et la couleur se signale par sa musicalité.

Le formalisme, c’est-à-dire l’affirmation de l’autonomie musicale, va prendre une particulière importance au sein des débats esthétiques. Eduard Hanslick, qui voyait dans l’opéra une mésalliance et définissait la musique comme des « formes sonores en mouvement », est habituellement présenté comme le parangon de cette tendance. Grâce à Jean-François Candoni, nous savons désormais que le formalisme a eu un apôtre plus radical : le philosophe autrichien Robert von Zimmermann. Le second reprochait au premier ses dérives idéalistes, voire romantiques. Or, le romantisme est l’ennemi des formalistes, il se caractérise à leurs yeux par une « désagrégation de la forme au profit du contenu expressif ». Ils récusent par exemple l’idée romantique selon laquelle un son unique peut déjà être musique, en tant qu’il évoque l’indicible ou l’absolu.

L’auteur remarque que les formalistes (par opposition aux « Nouveaux Allemands ») témoignent en général de sympathies conservatrices au plan politique. Mais il souligne aussi leur modernité : Hanslick préfigure Stravinsky et Boris de Schlœzer (c’est la structure de l’œuvre qui importe, pas l’environnement qui l’a vue naître) ; l’esthétique de Zimmermann permettrait de rendre compte, avant la lettre, de la peinture abstraite d’un Kandinsky.

Tout à l’heure a surgi le mot « indicible » ; il est le vecteur d’une grande ambiguïté. Malgré son auréole, le terme risque en effet de renvoyer à une insuffisance, et c’est dans ce sens que l’entendait, notamment, Hegel. D’un autre côté, il peut être la marque de la « supériorité » de la musique sur le langage, puisque celle-ci est seule capable de dire l’indicible, et c’est à ce titre que Tieck et Wackenroder, inventeurs avec Hoffmann du romantisme musical, ont pu lancer un défi à la littérature. Cité par Candoni, Vischer résume bien l’ambivalence de la musique, ou plutôt de notre regard sur elle : elle « est l’art le plus riche : elle exprime ce qu’il y a de plus intime, elle dit l’indicible, et elle est l’art le plus pauvre, car elle ne dit rien ».

Sans doute la musique exprime-t-elle un contenu trop différencié pour être ramenée à des mots ou à des concepts. Ainsi que l’a dit Mendelssohn en une phrase fameuse, la musique ne traduit « pas des pensées trop imprécises pour être saisies par des paroles, mais des pensées trop précises ». Comme de la musique, on peut dire des sentiments qu’il est difficile de les rendre par des concepts. Il serait abusif d’en déduire, comme le fait le philosophe Ferdinand Hand, que, de même que chaque concept est rendu par un mot et un seul, chaque sentiment a une correspondance dans le langage musical ; thèse qui prouve qu’on ne parvient pas à renoncer à la valeur sémantique de la musique, quitte à remplacer, comme ici, le lexique des mots par celui des sentiments !

C’est sous un éclairage différent que la musique et les sentiments peuvent être rapprochés. Schiller, en 1794, énonçait que la musique est une imitation, non de la nature, mais de la capacité humaine de ressentir. Selon l’essayiste Moritz Lazarus, si la musique ne peut exprimer les sentiments eux-mêmes, elle peut restituer la dynamique qui leur est propre. Au XXe siècle, la philosophe américaine Susanne K. Langer dira à peu près la même chose quand elle mettra en relief l’« isomorphisme » que présentent la musique et la vie émotionnelle.

On pourrait, à partir de ce livre très riche, aborder de nombreux sujets encore. Un livre dont l’auteur a parfaitement atteint le but qu’il s’était fixé : montrer que l’histoire de la musique, c’est « aussi l’histoire des attitudes mentales d’écoute des œuvres ».

Thierry Laisney