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 Dans quelle mesure la musique constitue-t-elle un langage ? De quelle façon peut-elle renvoyer à autre chose qu’à elle-même ? Pour répondre à ces questions rebattues, Philippe Nemo choisit d’opérer un « détour méthodologique » : le récit minutieux de la découverte qu’il a pu faire de toutes sortes d’œuvres musicales, au fil de son expérience de mélomane et de musicien amateur.
Philippe Nemo
Le chemin de musique
(PUF)
 Dans quelle mesure la musique constitue-t-elle un langage ? De quelle façon peut-elle renvoyer à autre chose qu’à elle-même ? Pour répondre à ces questions rebattues, Philippe Nemo choisit d’opérer un « détour méthodologique » : le récit minutieux de la découverte qu’il a pu faire de toutes sortes d’œuvres musicales, au fil de son expérience de mélomane et de musicien amateur.

Comme l’auteur est doué d’une mémoire et d’une curiosité rares, ce récit, ce « chemin de musique », est très détaillé, trop peut-être, mais les exemples musicaux qui le parsèment le rendent plus parlant. Philippe Nemo est devenu un authentique praticien de la musique (il a même dirigé un ensemble vocal et instrumental) sans que les circonstances l’aient conduit à en faire son métier. Sa croyance en un ordre des choses lui permet de s’en consoler plus facilement : « chacun reçoit sa part. La mienne est la philosophie ».

Nemo insiste sur l’idée qu’une maturation progressive nous fait entrer peu à peu dans des œuvres de plus en plus complexes, de plus en plus riches de vie et de pensée. C’est vrai qu’enfant il est difficile de se trouver à l’aise dans tous les langages musicaux et nous sommes nombreux à avoir eu à cœur, comme l’auteur, d’apprivoiser ce qui nous apparaissait d’abord comme des dissonances. Pour le reste, les choses ne se passent pas d’une façon aussi linéaire que le dit Philippe Nemo : le hasard sans doute plus que la méthode (fût-elle extérieure à nous) préside à nos inclinations successives ; « Anything goes », comme disait Paul Feyerabend en un autre domaine. Pour Nemo, nous appréhendons d’autant mieux les œuvres plus profondes que nous avons davantage vécu, senti et pensé. Mais quand bien même la musique serait susceptible de nous mettre en face de l’amour ou du deuil par exemple, ne connaissons-nous pas ces affects avant de les ressentir « pour de bon » ? Dans l’enfance, cet âge qui « semble baigné dans une lumière splendide parce qu’irrévélée » (1), et qui plus tard ne revient que par bribes, la rencontre de certaines œuvres relève davantage d’un appel un peu mystérieux que d’une séduction immédiate ; ce genre d’expériences n’appelle pas d’éclaircissement mais plutôt de la nostalgie.

Il y a ainsi dans ce livre quelques certitudes qu’on aimerait nuancer. N’en faut-il pas beaucoup pour se laisser aller à cette interrogation (à propos de deux pièces écrites vers 1940, l’une par le compositeur allemand Distler, l’autre par Poulenc) : « Était-il possible qu’il y eût une telle proximité spirituelle entre deux musiciens dont les pays respectifs se faisaient au même moment une guerre sans merci ? » On peut regretter un certain prosaïsme (qui n’exclut d’ailleurs pas la ferveur) dans la façon qu’a Nemo, parfois, de parler de musique (« Le compositeur a maintenant acquis la conviction que sa certitude de départ (…) n’était pas solide et doit être révisée »), quelques formules convenues parmi lesquelles des superlatifs qui n’apportent rien (« morceau absolument sublime et exceptionnel à tous points de vue »).

Ce prosaïsme est sans doute lié au « logocentrisme » qui caractérise l’approche de Nemo. Celui-ci admet certes que la musique n’a pas la vertu référentielle du langage verbal et que sa précision est à chercher ailleurs. Mais il ne l’admet qu’à contre-cœur. Pour lui, notamment, la musique peut être véritablement synonyme des paroles auxquelles elle se marie. Nemo a le désir de décrypter la musique, et pour ainsi dire de la traduire en mots, comme si elle avait une signification littérale. Certes, la conception formaliste – la musique ne renvoyant qu’à elle-même – est difficile à tenir : la musique provoque des émotions (ou des effets qui leur ressemblent fort), elle suggère la caractéristique essentielle de la vie : le mouvement, et partage d’autres propriétés avec l’expérience subjective (ainsi des changements psychologiques, comme le souligne Nemo). Mais il est difficile de suivre l’auteur quand il affirme que la musique argumente, au même titre qu’elle dit et raconte.

Puisque l’objectif déclaré de ce livre est d’examiner le lien entre langage musical et langage extra-musical, il est intéressant de comparer la position de Nemo à celle que Thomas Dommange défend, dans un ouvrage récent, sur la même question (2). Pour Dommange, si les deux langages ne cessent de renvoyer l’un à l’autre, ils n’en sont pas moins incommensurables. L’hostilité au formalisme (que l’auteur partage avec Dommange) n’empêche donc pas l’adhésion à un irréductible musical, lequel n’a rien à faire avec ce « jeu formel sans signification » dont Nemo rejette l’idée avec force (et avec raison). En réalité, la musique est à la fois pourvue de sens et dénuée de signification à proprement parler. Elle n’est pas un langage car elle ne comprend pas un lexique dont les éléments auraient une signification conventionnellement fixée. Elle ne ressortit donc pas à la raison discursive. La musique n’a pas de fonction de représentation, et sa dimension descriptive est sans doute marginale. Si Philippe Nemo le gardait à l’esprit, il ne s’étonnerait pas que l’humour et le rire n’entretiennent avec elle que des relations de surface. Selon la philosophe américaine Susanne Langer, « parce que ses formes signifiantes ont cette ambivalence de contenu que les mots ne peuvent avoir » (3), le véritable pouvoir de la musique serait plutôt de révéler la nature des sentiments avec une vérité dont le langage est incapable.

Aussi les analogies, associations et autres correspondances que Nemo nous propose ne devraient-elles pas prétendre à être plus (c’est déjà beaucoup) que ce que Susanne Langer appelle « a flash of understanding » : comme en musique, nous dit-elle, aucune signification ne résulte d’une assignation déterminée, aucune ne dure plus longtemps que le son qui passe et qui s’éteint. Peut-être la musique est-elle de cette façon une pensée plus libre qu’aucune autre ?

1. Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Gallimard, p. 30.
2. Thomas Dommange, L’Homme musical, Les Solitaires Intempestifs, 2010.
3. Susanne K. Langer, Philosophy in a new key, Harvard (1re édition, 1942), p. 243.

Thierry Laisney