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Article publié dans le n°1037 (01 mai 2011) de Quinzaines

Cet ouvrage classique, dû au musicologue américain Leonard B. Meyer (1918-2007), n’avait encore jamais été traduit en français. Son influence dans le domaine de l’esthétique et de la psychologie musicales s’est pourtant révélée très grande depuis sa parution, il y a… cinquante-cinq ans !
Leonard B. Meyer
Emotion et signification en musique
Cet ouvrage classique, dû au musicologue américain Leonard B. Meyer (1918-2007), n’avait encore jamais été traduit en français. Son influence dans le domaine de l’esthétique et de la psychologie musicales s’est pourtant révélée très grande depuis sa parution, il y a… cinquante-cinq ans !

L’originalité de Meyer réside dans la manière dont il met en relation les deux observations généralement admises qui lui servent de point de départ : la musique est porteuse de significations ; elle est susceptible de faire naître chez l’auditeur des réactions émotionnelles (point contesté cependant par les « formalistes »). Il se range lui-même parmi les « expressionnistes », et, quant au sens, parmi les « absolutistes » (qu’il oppose aux « référentialistes ») : il reconnaît qu’au sein d’une même œuvre peuvent coexister un sens absolu et un sens référentiel (un sens qui renvoie à de l’extra-musical), mais celui-ci n’est pas au cœur de ses recherches (le dernier chapitre lui est consacré, surtout par le biais des connotations que la musique peut revêtir : les associations partagées au sein d’une communauté donnée).

Selon Meyer, les « expressionnistes-absolutistes », dont il est, « n’ont pas été capables d’expliciter les processus par lesquels des schémas sonores entendus sont ressentis sous forme d’émotions et de sentiments » ; il recourt quant à lui à la théorie psychologique des émotions pour essayer d’éclairer la question, et notamment à cette thèse : « l’émotion ou l’affect est stimulé lorsqu’une tendance à réagir est arrêtée ou inhibée ». Les « tendances à réagir » ne sont autres que des attentes. Quand les attentes d’un auditeur sont immédiatement exaucées, sa réaction demeure probablement inconsciente ; l’affect est éveillé quand une attente est « provisoirement inhibée ou définitivement bloquée ». Pour Meyer, ce qui rend signifiant un événement (ou stimulus) musical, c’est la propriété qu’il a de nous faire attendre un autre événement musical : « le sens musical immanent est (…) un produit de l’attente » (1). Ainsi Meyer identifie-t-il le sens avec l’émotion.

La nature des attentes est subordonnée à un contexte culturel et à un apprentissage déterminés. Contrairement à ce qui se dit parfois, la musique n’est pas une langue universelle, elle est bien plutôt « constituée d’une multitude de langues et de dialectes ». Nos attentes sont « circonscrites par les possibilités et les probabilités du style de l’œuvre écoutée ». Ce que nous savons de la forme les conditionne également : « Nous n’avons pas les mêmes attentes vis-à-vis d’une composition de Schubert selon qu’il s’agit d’un impromptu ou d’un mouvement de sonate. » À partir du moment où les normes en présence ont été établies – et les déviations reconnues en tant que telles –, on peut parler d’une objectivité de l’expérience musicale. La déviation peut bien sûr devenir la norme, comme en témoigne l’usage du vibrato des instruments à cordes.

Selon Leonard Meyer, l’application de la théorie de la forme (Gestalttheorie) à la perception musicale permet une meilleure compréhension du fonctionnement des attentes. L’axiome fondamental de cette théorie est la loi de prégnance, en vertu de laquelle le cerveau humain « ferait presque n’importe quoi pour éviter les doutes et les angoisses que suscite l’ambiguïté ». La loi de bonne continuation et son corollaire, la loi de complétion et de clôture, expriment ce désir de stabilité, dont la satisfaction totale se traduirait par un ennui mortel, et les réactions affectives à la musique sont produites par les écarts de toutes sortes qui entretiennent l’intérêt de l’auditeur : perturbation rythmique, répétition apparemment inintelligible (saturation) qui fait naître un désir de changement, affaiblissement de la forme par un désé­quilibre en faveur de l’uniformité ou au contraire de la différenciation, etc. Meyer note que les grands musiciens ne reculent pas devant les rencontres violentes, alors que « les compositeurs mineurs tendent à esquiver ces dures confrontations avec l’inattendu ».

L’auteur emprunte à diverses traditions musicales ce qu’il appelle des « preuves » de son hypothèse centrale. La critique qu’on peut faire à un interprète de « ne jouer que les notes » montre bien, selon lui, la valeur affective de la déviation dans l’exécution musicale. La déviation peut toucher le rythme, le tempo, la hauteur avant tout (il suffit de penser aux fluctuations expressives de l’intonation chez une Piaf, par exemple). Les ornements sont l’« officialisation » de ce procédé : « en s’écartant de la courbe mélodique normative, ils créent une tension psychologique ». Pour Meyer, l’ornementation n’est donc pas un luxe, elle appartient à l’essence de la musique. De la même façon, certains éléments du langage musical qui possèdent une force expressive particulière sont autant de déviations par rapport à un modèle de base : il en va ainsi du chromatisme, du mode mineur, des dissonances, etc.

On pourrait reprocher à l’étude de Meyer de se cantonner à la musique tonale, même s’il ne s’agit pas de la tonalité au sens – étroit – du système harmonique qui a régi la musique occidentale de 1600 à 1900 environ. Meyer insiste, en effet, sur la nécessité d’élargir la perspective : « l’organisation musicale spécifique qui s’est développée en Occident n’est ni universelle, ni naturelle, ni d’inspiration divine ». Il envisage donc la tonalité au sens où a pu l’entendre en 1958 une réunion de musicologues : « mode de perception musicale selon lequel tous les sons sont compris, à une échelle d’observation donnée, par rapport à une finale conclusive, réelle ou virtuelle ». Reste la question de la musique atonale, dont Meyer ne parle pas. Le jeu d’anticipations, de tensions, de résolutions sur lequel repose sa thèse peut-il y trouver place ? Si l’on considère que les attentes perceptives ne sont pas seulement liées à l’organisation des hauteurs mais aussi aux autres paramètres musicaux (2), la réponse sera positive.

La traduction des ouvrages « techniques » consacrés à la musique comporte le plus souvent de nombreuses inexactitudes ; ce n’est pas le cas ici. Signalons seulement : le terme « cadencée » (qu’il faudrait remplacer par « cadentielle », p. 77) ; une voix qui va passer « en » ré (« sur » serait meilleur, « en » appelle un ton et non pas une note, p. 96) ; une mesure « ternaire » au lieu d’une mesure à 3 temps (« ternaire » définit la division de chaque temps plutôt que le nombre de temps par mesure, p. 151) ; une « sous-médiante » (traduction littérale de l’anglais, au lieu de « sus-dominante », p. 191) ; le « Crucifixus » de la Messe en si mineur de Bach curieusement mis au pluriel (p. 257). Ces petites erreurs n’obèrent certes pas la compréhension du livre. 

1. L’expression traduit « embodied meaning » ; on aurait pu employer aussi l’adjectif « intrinsèque ».
2. Cf. Emmanuel Bigand, « L’émotion dans le langage musical », in Parole et musique, Odile Jacob, 2009, p. 355.

Thierry Laisney

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