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La perte de sens du travail moderne

Article publié dans le n°1153 (16 juin 2016) de Quinzaines

« Retour aux fondamentaux, donc. Le carter moteur est fêlé. Il est temps de le démonter et de mettre les mains dans le cambouis » : c’est par ces termes que le philosophe et réparateur de motos Matthew B. Crawford, qui a travaillé pour les universités de Chicago et de Virginie, conclut l’introduction de son essai. Ce n’est ni une œuvre larmoyante sur la disparition du vieux monde et du petit commerce ni un livre d’économie. Mais un essai de socio-philosophie et un récit d’apprentissage dans lequel l’auteur s’interroge sur la valeur de l’argent et du travail, la mutation des emplois, la taylorisation, les conséquences de la mondialisation. Fuyant le mysticisme passéiste ou le folklore des métiers d’art, Crawford montre que rien n’est plus intéressant que de diagnostiquer une panne rare à partir de ses sensations, de ses connaissances et de sa réflexion propres. Ce témoignage vivace – sous-tendu par une analyse très fouillée – donne à voir et à penser l’évolution discutable de notre rapport au travail et au monde.
Matthew B. Crawford
Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail
« Retour aux fondamentaux, donc. Le carter moteur est fêlé. Il est temps de le démonter et de mettre les mains dans le cambouis » : c’est par ces termes que le philosophe et réparateur de motos Matthew B. Crawford, qui a travaillé pour les universités de Chicago et de Virginie, conclut l’introduction de son essai. Ce n’est ni une œuvre larmoyante sur la disparition du vieux monde et du petit commerce ni un livre d’économie. Mais un essai de socio-philosophie et un récit d’apprentissage dans lequel l’auteur s’interroge sur la valeur de l’argent et du travail, la mutation des emplois, la taylorisation, les conséquences de la mondialisation. Fuyant le mysticisme passéiste ou le folklore des métiers d’art, Crawford montre que rien n’est plus intéressant que de diagnostiquer une panne rare à partir de ses sensations, de ses connaissances et de sa réflexion propres. Ce témoignage vivace – sous-tendu par une analyse très fouillée – donne à voir et à penser l’évolution discutable de notre rapport au travail et au monde.

Matthew Crawford déplore que, depuis quelques années, se soit développée dans le monde de l’ingénierie une nouvelle culture technique dissimulant le plus possible les entrailles des machines. De ce fait, les appareils que nous utilisons quotidiennement deviennent parfaitement indéchiffrables. Ce déclin de l’usage des outils semble présager un changement de notre relation au monde matériel, « débouchant sur une attitude plus passive et plus dépendante ». Où se situent donc les moments de ferveur créatrice ? Matthew B. Crawford entend bien s’insurger contre ce phénomène grandissant en plaidant pour un idéal qui s’enracine dans la nuit des temps : le savoir-faire manuel et le rapport qu’il crée avec le monde matériel et les objets d’art, et ce malgré les éventuels sarcasmes des économistes professionnels. Éloge du carburateur n’est pas un livre d’économie, mais un essai qui s’intéresse à l’expérience de ceux qui s’emploient à fabriquer ou à réparer des objets, et à la disparition de ce type d’expérience dans nos vies. 

L’auteur a pleinement conscience que plaider en faveur d’un renouveau du savoir manuel va à l’encontre d’un certain nombre de clichés relatifs au travail et la consommation. Comment expliquer notre éloignement croissant de toute activité manuelle ? Pour répondre à cette question, l’auteur cite son cas personnel : « J’étais bien payé, mais c’était pratiquement comme recevoir une indemnité et, au bout de cinq mois, j’ai laissé tomber pour ouvrir mon atelier de réparation de motos. » Il considère que le travail manuel était plus captivant d’un point de vue intellectuel. Son ouvrage constitue une tentative de comprendre pourquoi. Matthew B. Crawford explore ainsi l’éthique de l’entretien et de la réparation, qui se traduit par un questionnement de ce genre : quel type de personnalité doit posséder un mécanicien du XXIe siècle pour tolérer la couche de gadgets électroniques inutiles qui parasite aujourd’hui le moindre appareil ? Ainsi, la poignante aspiration à la responsabilité que nombre de gens ressentent dans la sphère domestique ne serait en réalité qu’une réaction aux bouleversements du monde du travail, au sein duquel l’expérience de l’agir individuel tend de plus en plus à disparaître. Le travail productif ne serait-il pas le véritable fondement de toute prospérité ? 

Articulé en huit chapitres qui conjuguent densité du propos et force argumentative, l’essai de Matthew B. Crawford, de « Bref plaidoyer pour les arts mécaniques » à « Travail, loisir et engagement », constitue une critique implacable des politiques systématiques d’allongement de la scolarité et des visions optimistes qui conçoivent l’avenir du travail sous la forme radieuse de la « société de la connaissance » et de son armée de « manipulateurs de symboles » et de travailleurs intellectuels. L’auteur expose, selon un mode d’argumentation très serré et en parfaite adéquation avec son objet – sans aucun jargon ou abstraction –, les raisons pour lesquelles nos sociétés ont oublié, non seulement les conditions de ce qu’est un bon travail, mais encore le fait que celui-ci est un élément constitutif d’une « vraie vie ». 

En s’appuyant sur des idées phares comme le caractère central de l'expérience, l’importance de la confrontation avec le réel, la primauté du rapport physique avec les choses, Crawford met en lumière le malaise actuel de la société qui tient en partie au malaise dans le travail, au malaise du travail. Le sens du travail s'est perdu, le travail ouvrier et le travail de bureau ont subi une dégradation certaine, les travailleurs ne comprennent plus ce qu'ils font : tout se passe comme si les biens et services qu’ils produisent se dressaient devant eux à la manière d’une puissance étrangère. Au service de sa démonstration, l’auteur apporte également un éclairage historique qui lui permet de se replonger au début du XXe siècle, c’est-à-dire à une époque où déjà les « spécialistes du management scientifique étaient plus intéressés par l’efficacité que par l’honorabilité de leur main-d’œuvre, même si les deux choses n’étaient pas indépendantes l’une de l’autre ». Cette analyse conduit l’auteur à se poser des questions essentielles, comme par exemple : « est-il possible de gagner sa vie décemment en pratiquant un métier manuel ? Ou bien sommes-nous vraiment sur la voie d’une société “postindustrielle” où nous n’aurons guère plus besoin du labeur effectué à la main ? ». L’avenir du travail consisterait-il en un retour vers le passé ? Loin des analyses d’économistes tels qu’Alan Blinder qui présentent les problèmes sous une forme prédigérée, Crawford martèle l’idée que chaque métier a sa spécificité. Chacun d’entre eux engendre un certain type de satisfaction ou de frustration et présente ses propres défis cognitifs. 

En outre, le lecteur trouvera une série de réflexions sur la perte de sens que le capitalisme et la division du travail ont imposée au travail moderne. Contrairement à Marx et à Friedman, Crawford impute la responsabilité essentielle de cette perte de sens au management et à la place exorbitante que les instruments déployés par celui-ci ont prise, jusqu’à faire naître une couche de réalité qui s’interpose et réduit ainsi à néant, pour les travailleurs, tout espoir d'être à l’origine d’une action véritable. On saisit mieux dans ces conditions le portrait de l’homme de métier en philosophe stoïque brossé par l’auteur, qui prône « un travail qui mobilise autant que cela s’avère possible la plénitude des capacités humaines », de tels propos relevant à la fois du sens commun et d’une sensibilité humaniste. C’est en ce sens que Crawford recommande aux jeunes d’aborder leurs études universitaires dans un esprit artisanal, en se plongeant dans l’univers des humanités ou des sciences naturelles. Suivre ces conseils suppose par ailleurs qu’on possède une nature un peu rebelle. 

« Les mains pleines de cambouis, l’engagement corporel à l’égard de la machine sont autant d’expressions d’une forme d’agir humain (agency). Et pourtant, c’est le déclin de ce type d’engagement, tel qu’il est encouragé par le progrès technologique, qui explique l’accroissement de notre autonomie (autonomy). » Crawford fustige la personnalité moderne, en affirmant qu’elle est en train d’être « réorganisée à partir des prémisses de la consommation passive, et ce dès le plus jeune âge ». Or, le philosophe en col bleu tire de son expérience personnelle une grille de lecture du monde contemporain : « La disparition des outils de notre horizon éducatif est le premier pas sur la voie de l’ignorance totale du monde d'artefacts dans lequel nous vivons. » Résultat : faute de repères dans le monde matériel, les individus sont condamnés à être de plus en plus dépendants. « Ce que les gens ordinaires fabriquaient hier, aujourd'hui, ils l’achètent ; et ce qu'ils réparaient eux-mêmes, ils le remplacent intégralement. » À partir de ce constat, l’auteur dégage une singulière « éthique de l’entretien ». 

Dans une telle optique, pour comprendre l’ampleur de la perte dont nous parle Crawford, il faut se souvenir de ce qu’est le modèle de l’activité humaine chez Aristote, que l’auteur n’expose jamais comme telle, mais qui parcourt tout l’ouvrage comme un fil rouge : la praxis qui n’a pas sa fin en dehors d’elle-même, mais en elle-même, l’action qui tire sa plénitude et son excellence, d’une part de son exercice même – la satisfaction vient de l’action en train de se faire –, et d’autre part du fait que son produit va être jugé excellent, adéquat par celui-là même à qui il était destiné : l’utilisateur final. C’est ce modèle que Crawford pose comme un idéal, tout au long de sa démonstration, idéal dont nos sociétés modernes se sont de plus en plus écartées, de Taylor jusqu’à l’irruption des nouvelles technologies et des nouvelles formes de management, avec pour conséquence cette incapacité fondamentale des producteurs à savoir ce qu’ils sont en train de produire aujourd’hui. Dans de telles conditions, à quoi sommes-nous donc confrontés ? « Il semble bien que nous soyons confrontés à un cercle vicieux dans lequel la dégradation du travail a un effet pédagogique néfaste, transformant les travailleurs en matériau complètement inadapté à quoi que ce soit d’autre que l’univers surdéterminé du travail irresponsable. » 

Loin de faire l’apologie d'un genre d’activité qui n’apporterait que des satisfactions égoïstes et loin de proposer, comme substitut à un échange économique conçu depuis Smith comme le fondement du lien social, un genre d’activité incapable de procurer à une communauté humaine un fondement à son « vivre ensemble », Crawford propose au contraire, avec cette conception du travail en rupture radicale avec la « modernité », un substitut dont le contenu en « sociabilité » semble infiniment plus sérieux. Il propose, en outre, plusieurs réflexions très intéressantes sur l’utilité de l’université ainsi que sur la pensée en action, dans le cadre de laquelle il oppose le « savoir que » au savoir comment » : « Cette opposition correspond en gros à celle qui sépare le savoir universel du savoir issu de l’expérience individuelle. » Dans le dernier chapitre, l’auteur invite son lecteur à imaginer « à quoi pourrait ressembler une forme d’existence plus intégrée, même si ce faisant on pourra nous reprocher de nous aventurer sur le territoire douteux de l’idéalisme ». Et il rappelle que « la conception du bonheur chez Aristote peut nous permettre de mieux comprendre les activités qui engagent véritablement toutes nos facultés, et sans doute aussi de mieux saisir le rapport entre travail et loisirs ». Cette conception repose en effet sur une appréhension globale des créatures qui fait que, pour comprendre un être vivant quel qu’il soit, la meilleure façon de procéder est de l’observer et d’identifier son activité caractéristique. 

Dans sa conclusion, Crawford affirme que « vivre éveillé, c’est vivre avec la pleine conscience de cette réalité de notre condition humaine. Vivre bien, c’est nous réconcilier avec elle, et essayer de parvenir à une forme ou une autre d’excellence ». Or, le progressisme alimente la vision d’un monde meilleur, en mettant l’accent sur notre capacité collective à réaliser ce qu’il y a de meilleur dans la condition humaine. L’esprit révolutionnaire qu’il incarne, cherchant à promouvoir la vision exaltante d’un tel futur, n’omet cependant pas le risque de négliger ou d’oublier « l’effort de vivre bien dans cette vie ».

Franck Colotte

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