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Écrire sans appui

Cinquième recueil d’Éric Sautou publié dans la collection d’Yves di Manno, Une infinie précaution nous oriente dès le titre : la difficulté à formuler caractérise le projet d’écriture, elle le dés-oriente comme s’il fallait accepter, d’emblée, de tâtonner, de glisser, de se redresser.
Eric Sautou
Une infinie précaution
Cinquième recueil d’Éric Sautou publié dans la collection d’Yves di Manno, Une infinie précaution nous oriente dès le titre : la difficulté à formuler caractérise le projet d’écriture, elle le dés-oriente comme s’il fallait accepter, d’emblée, de tâtonner, de glisser, de se redresser.

Pour construire le récit d’une vie, comment procéder ? Dans le roman de Virginia Woolf Les Vagues, Bernard note des phrases dans un carnet, suivant l’ordre alphabétique, dans l’intention d’écrire un roman. Ainsi, nombre de poèmes d’Éric Sautou rassemblent des éclats de phrases pour un récit à compléter et à ordonner.

Le premier texte apparaît dans une forme lacunaire : mots absents. Quel sujet pour les verbes « disparaisse » et « réapparaisse » ? 

« j’allume

les sept lampes de la chambre et bientôt toute la maison

(les arbres noirs seront trempés)

j’attends que disparaisse

ou que réapparaisse

les vestiges s’effondrent et la mer se referme

les vagues redeviennent (j’ai le cœur inchangé) » 

Cette ellipse contient le cœur du livre, ce qui a disparu.

Aucun miracle, rien qui vive. Ici manque. Les parenthèses introduisent une voix qui commente ou précise, parfois corrige. Un élément de description, « (les arbres noirs seront trempés) », ou une affirmation, enfantine, immuable, « (j’ai le cœur inchangé) ». Quelque chose s’est passé pourtant, qui a ôté. Place au retrait. Une réserve aussi, délicate et terrible, ce que l’on pressent, qui n’est pas énoncé. Entre dedans – « toute la maison » – et dehors », quelqu’un est seul, entreprend d’aller, vents et marées, et perçoit sa propre solitude : « j’entendais les vagues (seules au monde) ». 

Après le présent et le futur du premier poème, une durée hésitante est suggérée : « depuis ta mort ». Ce qui gagne le vers après le sujet absent, c’est le temps rompu des verbes, contaminé par la disparition : « et tout se dissipait (et tout s’était dissipé) ». Insensiblement, la mort a gagné, accomplie par la mer. Mort de la mère. Quelque chose s’éprouve qui ne peut se formuler que sur le mode mineur de l’amenuisement implacable et sans voix (sans mot). Le poème s’affirme comme une voie obstinément vaine. Les vagues de conscience reprennent, la mer (la mère) porte et berce : « si je suis là si je m’en vais ». 

L’hiver, saison de ce livre, donne son titre à la quatrième section, « Maison d’hiver ». Les intempéries (neige, grêle et pluie) s’y succèdent et participent au mouvement général descendant ; « froid, il fait si froid », ce vers répété rappelle « Le vent froid de la nuit » de Leconte de Lisle. Les « morts ont froid la nuit », précise Éric Sautou.

L’étreinte maternelle qui rassure se renverse : « il y a dans la mort une étreinte ».

Que se passe-t-il quand la mère/mer ne bouge plus ? Quel sort pour les enfants/poissons ?

« car toute mer étale a noyé ses poissons » 

Tous les noms se taisent, « les épines (plus sûrement que les roses) ». L’ombre est silencieuse mais l’enfance parle ici de menues voix échouées, par fragments, avec « une infinie précaution » : la question « es-tu là ? » rappelle les comptines, le loup des bois, les « bottes de sept lieues » quand retentit le mot « solitaire », alors que « la seule », elle, en contrepoint douloureux, n’apparaît que très fugitivement. 

On s’interroge : le cri répété dans les « gorges d’Héric » (ou de la gorge d’Éric) énonçait-il Éric ohé ! pour que l’écho réponde « féroé », nom évocateur pour le lointain imaginaire de l’enfant en canoë1, comme pour tous les lecteurs de Vingt mille lieues sous les mers2, puisque c’est près de ces îles que disparaît le Nautilus. Fraternité perçue avec ce capitaine né mo(t)dont les parents sont morts et qui ne pense qu’à les venger. L’appel en écho, « féroé (féroé) », présente un ralliement impossible lorsque manque la mère capitaine dont on entend la voix perdue qui commande : « refais tes lacets ». Éclats de voix, les mots rapportés semblent l’écho d’une autre vie. Les traces d’avant dissolution se heurtent aux paroles du présent, « où mon cœur bat où d’infimes lueurs ». 

Dans tout le livre : un cœur bat, les vagues battent, seul cogne. On se raccroche à ce qui cède, des compléments de lieu glissants : « dans les mots que l’on écrit / dans la contemplation / dans nos départs », une préposition lutte pour ancrer un manque en quelque chose qui tienne (la route ou debout). La disparition en ces ancrages est inscrite, « elle ne dit pas son nom », mais c’est la voix qui manque. Cela touche écrire, devenu « à peine », manière légère, phrases qui s’effacent. Le temps oublie sa course, « (tous les jours sont hier) », soi demeure, ici. Plus rien n’avance. Un bégaiement de vers, des syntagmes dissociés se fragmentent, identiques. Sans que son nom soit prononcé, la mort se dissémine dans le livre, dans écrire sans appui. Écrire, devenu projet absurde, devient force à trouver pour noircir la durée : processus interminable de cela qui n’est rien – mais résiste. 

Les parents ne lisaient pas. Pour qui écrivait le fils ? (Pour qui écrit-il ?)

« les jolies choses d’écrire // pour que les mots réussissent // pour offrir (mais personne n’en veut) »

La déception vit des deux côtés : « (voilà enfin la fin de la vie décevante) ».

Pourtant, ce qui domine, c’est l’amour, malgré tout. Le fils aura toujours attendu un mot de son père. Est-il ce mot venu à la toute fin ?

Père « qui ce soir-là cria “Éric”, Éric comme une déchirure, je suis là mon père et j’entendis je suis là je suis ton fils ».

Éric comme crié, comme cri. Appel espéré enfin entendu. L’anagramme d’Éric pourrait être aussi écrit, le t manque dans Éric, comme il manquait au nom de « Frédéric Renaissan »3, personnage d’un autre livre du même auteur qui réapparaît dans celui-ci, promesse de retour incomplète. 

Le poème qui se présente comme une récapitulation de qui fut la mère affirme : « qui ne connut de son fils que l’amour inconditionnel qu’elle lui portait (et qu’il lui portait en retour) ». 

L’un des derniers poèmes du recueil est consacré à L’Enfant de la haute mer, de Jules Supervielle, où le poète enfant se « fit sa place ». Supervielle racontait : « elle écrivait une lettre où elle donnait des nouvelles de sa petite ville et d'elle-même. Cela ne s'adressait à personne et elle n'embrassait personne en la terminant et sur l'enveloppe il n'y avait pas de nom. / Et la lettre finie, elle la jetait à la mer – non pour s'en débarrasser, mais parce que cela devait être ainsi – et peut-être à la façon des navigateurs en perdition qui livrent aux flots leur dernier message dans une bouteille désespérée »4. Ainsi ce livre d’Éric Sautou pour cette mère « qui était mère toute mère pour [lui], inséparée » et qui « ne lut pas [les] poèmes » de son fils ? 

L’auteur annonce au début d’Une infinie précaution : « mais c’était nulle part (j’écrivais nulle part) ». Pour la fillette de Supervielle : « Mais l'Océan même, celui qu'elle voyait sur les cartes, elle ne savait pas se trouver dessus, bien qu'elle l'eût pensé un jour, une seconde. Mais elle avait chassé l'idée comme folle et dangereuse. »5 Le temps ne passe pas pour « l’enfant de l’Océan », elle a toujours douze ans. 

Si le capitaine Nemo vit sous la surface des océans et se dit mort alors qu’il semble vivant, l’enfant marche sur l’eau et existe sans se savoir morte. Le récit nous apprend que son père a pensé si fort à elle au milieu de l’océan que sa fille est revenue à l’endroit précis où il se trouvait, non loin des îles Féroé. Le fils, qui pense si fort à sa mère et écrit tout ce qu’il peut écrire, réussirait-il lui aussi à la faire revenir ? « j’écris que rien ne change reviendras-tu bientôt » 

« Nous dirons les choses au fur et à mesure que nous les verrons et que nous saurons. Et ce qui doit rester obscur le sera malgré nous »6, prévenait Supervielle ; « ce n’est pas grave si ça ne veut rien dire écrire c’est exactement ça », prévient Éric Sautou. 

Écrire « pour ne pas s’effacer, pour ne pas entièrement s’effacer, pour n’en plus revenir ». Trouver les mots de l’« infinie tristesse », ceux qui pourraient ne pas décevoir (même s’ils ne peuvent que décevoir), demande « une infinie précaution ».

 

1. Canoë, in Venant d’où ? 4 poètes (Flammarion, 2002), est le livre écrit par Éric Sautou à la mémoire de son père.

2. Une phrase de ce roman contient deux titres de recueils d’Éric Sautou : « Le capitaine Nemo allait-il remonter pour atterrir sur les îles britanniques ? Non. » (Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, tome II, p. 501 éd. Hetzel) : Le Capitaine Nemo et Les Îles britanniques, Tarabuste, 1998 et 2007.

3. Éric Sautou, Frédéric Renaissan, Flammarion, 2008.

4. Jules Supervielle, L’Enfant de la haute mer, Gallimard, 1931, p. 31.

5. ibid., p. 15.

6. ibid., p. 8.

Isabelle Lévesque

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