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La polyphonie de Paul Klee

Article publié dans le n°1015 (16 mai 2010) de Quinzaines

On ira de l’une à l’autre de deux expositions où la peinture est présentée nuement. Comme elle a été vue et lue par deux regards vifs, celui d’un marchand de tableaux, Ernst Beyeler, qui créa l’admirable Fondation de Bâle, et celui d’un poète épris d’images, Louis Aragon. À l’Orangerie, Paul Klee (1879-1940) : des tableaux issus de la collection Beyeler. Au musée de la Poste, des Klee encore, en petit nombre, mais insérés dans les choix faits par Aragon dans l’art moderne.
Paul Klee
Paul Klee Aragon et l'art moderne Aragon, écrits sur l'art moderne
On ira de l’une à l’autre de deux expositions où la peinture est présentée nuement. Comme elle a été vue et lue par deux regards vifs, celui d’un marchand de tableaux, Ernst Beyeler, qui créa l’admirable Fondation de Bâle, et celui d’un poète épris d’images, Louis Aragon. À l’Orangerie, Paul Klee (1879-1940) : des tableaux issus de la collection Beyeler. Au musée de la Poste, des Klee encore, en petit nombre, mais insérés dans les choix faits par Aragon dans l’art moderne.

Aragon fut, en France, le premier à voir Klee. En 1922 il note dans la revue Littérature : « C’est à Weimar que fleurit une plante qui ressemble à la dent de sorcière. On ne sait pas encore ici que la jeunesse va préférer Paul Klee à ses devanciers. » En 1925 Aragon préface l’exposition de Klee à la Galerie Vavin-Raspail. Il cite Klee qui se dit « plus prêt du cœur de la création qu’on ne l’est ordinairement. Et loin d’être assez proche ».

Comme Kandinsky, Klee écrit. Mais beaucoup moins en théoricien qu’au plus près de ses sensations, du paysage du monde. C’est ainsi qu’on le voit dans son Journal (que traduisit Pierre Klossowski), dans ses notes pour son cours au Bauhaus, ses lettres, d’Italie ou de Porquerolles, tous textes maintenant disponibles en français.

Pour définir sa pratique de l’art, Klee recourt souvent à deux images. L’une est celle de l’arbre, sa poussée est une métaphore utilisée aussi par Matisse. L’autre est la portée musicale où s’unissent le peintre et l’instrumentiste qu’il était.

Klee refusait cependant que l’on distinguât le critère du temps et celui de l’espace. On s’égarerait à suivre la leçon de Lessing dans le Laocoon. Klee refuse « la différence entre l’art qui se rapporte au temps et celui qui se rapporte à l’espace (…). La notion d’espace est elle-même une notion temporelle ».

Le tableau est un champ où l’œil de l’amateur doit, comme l’animal qui y paît, brouter, allant par les chemins qui y ont été tracés : « la musique offre à l’oreille, chacun le sait, ses canaux conducteurs ».

En 2004 le Musée de Strasbourg avait organisé une remarquable exposition dont la thématique cardinale était fondée sur la passion de Klee pour la nature. De l’examen de l’art de la nature on passait sans hiatus à une réflexion sur la nature de l’art.  
Si l’arbre fournit à l’art un modèle génétique, l’œuvre se compose et se lit souvent comme une polyphonie. En elle s’unissent des éléments épars dans le monde, que nos sens perçoivent séparément. Cependant la « simultanéité » du divers peut tenir dans la « polyphonie musicale ». Klee le notait dans son Journal en 1917. Et dans ses notes de cours du Bauhaus à Weimar en 1921-22 il écrivait : « j’ai transposé récemment une création musicale en création picturale. Je peux donc aussi concevoir l’inverse et me demander comment s’écouterait notre individu, si sa structure était musicale ».

Dans le catalogue de l’Orangerie – d’une réalisation raffinée – on trouve la reproduction d’une œuvre de 1932 intitulée Polyphonie. Klee était assez indifférent au choix des titres. Beaucoup de dessins ou de peintures portent celui-là. Il désigne moins le thème, encore moins le « sujet », que le mouvement de genèse rythmique englobant la multiplicité du « réel » et le transformant dans le présent de l’œuvre.

Miró avait été l’ami de Kandinsky. « Je n’ai pas connu Klee, me disait-il, mais j’ai été très ému lorsqu’un jour Kandinsky m’a expliqué que Klee, au temps du Bauhaus, lui avait dit, en parlant de moi : “il faut suivre ce que ce garçon fait”. » (Ceci est la couleur de mes rêves, 1977). Miró, comme Klee, refuse de distinguer la peinture de la poésie. Et l’un et l’autre auront le même regard sur la matérialité de l’écriture, qu’ils introduisent dans leur peinture.

Ernst Beyeler avait eu entre les mains des centaines d’œuvres de Klee. Tous les moments de son œuvre, depuis 1912, sont représentés à l’Orangerie. Une bonne place est réservée aux œuvres de la fin – 1938-1940 –, celles que le galeriste préférait. Les traits noirs épais marquent le passage de la grâce à la violence, voire à la mort. Miró, quant à lui, en 1960, surcharge de cernes d’un noir également épais un autoportrait de 1938.

Miró et Klee ont pris le risque d’être incompris et ils pensaient tous les deux qu’ils l’étaient quand on traitait leur art d’infantile. À cela Miró rétorquait : « L’enfance c’est la violence. »

André Breton ignore Klee dans Le Surréalisme et la Peinture. Joint à celui de Miró, le nom de Klee apparaît dans sa Lettre à une petite fille d’Amérique, que Breton écrivait, en 1952, au sujet de l’éveil de l’enfant à l’art : « je ne pense pas que des “déformations” volontaires qui, chez beaucoup d’artistes modernes, sont le produit de ce que les grandes personnes appellent d’un grand mot la “spéculation intellectuelle”, inaccessible par définition à l’enfance, puissent  être données en exemple à l’enfance. Mais il est vrai  que quelques artistes modernes ont tout fait pour renouer avec le monde de l’enfance : je pense notamment à Klee, à Miró qui, dans les écoles, ne sauraient être trop en faveur ».

Difficile, à la lecture de cette Lettre à une petite fille d’Amérique, de ne pas en rapprocher les termes et l’esprit de ce que Breton écrivait encore de Miró en 1948 : « Des qualités plastiques de premier ordre », mais « le seul revers à de telles dispositions de la part de Miró est un certain arrêt de la personnalité au stade enfantin. » (« Ces choses que Breton a écrites sur moi et que vous me rappelez, je les ai accueillies avec une certaine tristesse et surtout avec indifférence » Ceci est la couleur de mes rêves.)

À l’exposition du Musée de la Poste, présentée au mieux, ont été disposés côte à côte Klee et Miró : des œuvres pouvant être jugées infantiles à l’aune des canons du « surréalisme » sur son versant psychanalytique. Aragon, dans sa préface de 1925, loue les aquarelles de Klee et l’invention sans cesse renouvelée de ses dessins : « ceux-ci et celles-là paraîtront sans doute à nos amateurs de Bissière et Lotiron œuvres d’enfant ou de fou car cette grâce, qui est celle des poètes, d’atteindre aux limites de l’imagination s’appelle de nos jours puérilité ou démence ».

Pas plus que Miró, Aragon n’a physiquement rencontré Klee. À la guerre, après 1940, dans le Midi, il engagera un grand dialogue – dessins de l’un, écriture de l’autre – avec Matisse, d’où sortirent les deux volumes publiés par Skira d’Henri Matisse, roman. Les dessins exposés au Musée de la Poste engagent à revenir à ce grand ouvrage où Aragon n’écrit pas sur l’art de Matisse mais à partir de l’art de Matisse. Un autre livre, en peu de pages, lie Aragon lui-même et son regard sur les images. C’est la naissance de son écriture qui est ainsi décrite dans Je n’ai jamais appris à écriture ou les incipit. Sous un damier dont chacune des 30 cases est occupée par un signe de Kandinsky, Aragon note en cursive :  « écrire ses secrets n’était pas qu’une idée d’enfant : c’est peut-être la clé de tout art qui se propose, au-delà du langage, un langage à soi, la création de signes à la manière de Matisse ou à celle de Kandinsky ». Ce livre publié dans la collection « Les Sentiers de la création » chez Skira s’ouvrait en pleine page sur Le Vent (1924) de Miró, dessin et collage, qui appartenait à Aragon. Un défi lancé à la peinture : un monde démembré, œil, moustache, gant, fleur et calligraphié, l’A initial des Voyelles rimbaldiennes, un espace où se nouent des liens inattendus.

Au centre du livre, Klee, sur une double page : une composition de lignes comme une pluie de traits, matrice ou abstraction de toute écriture et, à la suite, « le déluge des mots indignés ».

Georges Raillard

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