A lire aussi

Livre du même auteur

Landore, crapoussin et taroupe

Article publié dans le n°1049 (16 nov. 2011) de Quinzaines

Faute d’avoir lu Lézard (1957), le premier roman de Jean-Claude Carrière où ils figurent, on ne connaît pas la signification de ces mots rares que son interlocuteur, Bernard Cohn, relève – « taroupe » excepté, que l’auteur définit comme « les poils entre les sourcils ». Mais on ne peut que se laisser charmer par ce vocabulaire oublié, aussi propre à éveiller l’imaginaire que les fameux « almagestes, portulans et bestiaires » de Saint-John Perse. Ces substantifs vieux de quelques siècles, Carrière les a collectionnés, non par désir d’étalage, la cuistrerie n’étant pas son faible, mais par goût, juste souci de capter une langue qui disparaît. Souci d’amateur, au sens fort, curieux de tout, des incunables et des rapports humains, du lancer d’épervier chez les Yanomamis ou de l’astrophysique appliquée.
Jean-Claude Carrière
L'esprit libre
Faute d’avoir lu Lézard (1957), le premier roman de Jean-Claude Carrière où ils figurent, on ne connaît pas la signification de ces mots rares que son interlocuteur, Bernard Cohn, relève – « taroupe » excepté, que l’auteur définit comme « les poils entre les sourcils ». Mais on ne peut que se laisser charmer par ce vocabulaire oublié, aussi propre à éveiller l’imaginaire que les fameux « almagestes, portulans et bestiaires » de Saint-John Perse. Ces substantifs vieux de quelques siècles, Carrière les a collectionnés, non par désir d’étalage, la cuistrerie n’étant pas son faible, mais par goût, juste souci de capter une langue qui disparaît. Souci d’amateur, au sens fort, curieux de tout, des incunables et des rapports humains, du lancer d’épervier chez les Yanomamis ou de l’astrophysique appliquée.

Si, quelques lignes plus haut, on l’a baptisé « auteur », c’est faute de trouver le meilleur terme pour qualifier l’activité polymorphe de Jean-Claude Carrière : scénariste, acteur, romancier, essayiste, questionneur, il n’a cessé, depuis cinquante ans et plus, de tirer de multiples flèches d’un carquois particulièrement fourni. En annexe, L’Esprit libre énumère, en huit pages, quelques titres de livres et de films par lui signés, sélectionnés parmi un ensemble nettement plus conséquent : seulement soixante-deux scénarios indiqués sur les cent trente-sept écrits, dix rôles sur les trente-deux interprétés à l’écran. Reconnaissons qu’il est difficile de tout enregistrer : pour ces seules dix dernières années, on compte vingt livres, cinq scénarios, quatre pièces de théâtre, deux adaptations et un livret d’opéra… Chapeau bas ! Mais ce qui demeure le plus remarquable, c’est son taux de réussite étonnant, quelle que soit la forme choisie : il n’y a pas grand-chose de négligeable dans la bibliofilmothéâtrographie du premier complice de Pierre Étaix et du dernier complice de Luis Buñuel. Et s’il revient longuement, et on le comprend, sur les phares avec lesquels il a travaillé, Peter Brook, Miloš Forman, Jean-Luc Godard ou Louis Malle, il n’oublie pas de rendre leur place à des cinéastes moins cotés, comme Jacques Deray, qui traîne de façon dommageable une casserole de réalisateur commercial transparent (alors que son Un papillon sur l’épaule – scénario de JCC – est un film superbe) ou Jean-Daniel Verhaeghe, téléaste, donc peu estimé, à qui l’on doit les peu oubliables La Controverse de Valladolid et Bouvard et Pécuchet (tous deux également écrits par JCC).

Pas de tendance au name-dropping au long de ces trois cents pages, rien de ce laisser-aller « matuvu » qui entache tant de mémoires et souvenirs. Certes, il y a du beau monde aux détours du chemin, depuis le Jacques Tati des années cinquante (rencontré à l’époque des Vacances de Monsieur Hulot) jusqu’à l’Umberto Eco de 2009 (N’espérez pas vous débarrasser des livres). Mais qu’il s’agisse d’Ingmar Bergman ou du dalaï-lama, de Milan Kundera ou de Jean Audouze, Carrière ne porte pas les grands hommes à la boutonnière : qu’elle se concrétise par un travail commun ou un simple dialogue, chaque rencontre est une occasion d’échanges de plain-pied, pas d’une conquête de célébrité à afficher comme un scalp. C’est cette absence de posture qui donne tout son sel aux souvenirs qu’il égrène, bien encadré par Bernard Cohn, qui, pour être également cinéaste, connaît bien et le sérail et la trajectoire de son sujet.

Les premiers chapitres n’apprendront rien aux admirateurs du Vin bourru, dans lequel, il y a onze ans, Carrière livrait ses souvenirs des années trente. On y retrouve l’odeur de la ferme natale de Colombières-sur-Orb, cette maison « sans livres et sans images » (alors qu’il n’a vécu depuis que « dans des livres et des films »), la subtilité des impressions d’enfance, l’exploration d’un univers disparu, trente pages qui donnent envie aux amateurs de retourner à l’original – et aux autres, souhaitons-le, de le découvrir. Il retrace ensuite son chemin, à grands traits, mais en se fixant plus longuement sur les croisements qui ont véritablement compté dans son parcours, les vingt ans (et six films) d’amitié avec Buñuel, son travail avec Peter Brook sur le Mahâbhârata dont il est devenu un spécialiste reconnu en Inde même, ou sa découverte, plus récente, via Hubert Reeves, de l’astrophysique, qui lui a fait signer Conversations sur l’invisible (avec Jean Audouze et Michel Cassé) ou Einstein s’il vous plaît. Découverte qui lui a permis de constater qu’il était difficile d’échapper à son image, une fois celle-ci fixée ; un scénariste renommé n’a pas à se mêler de ce qui ne concerne pas son territoire, et on sent chez lui l’agacement, le mot est faible, percer devant le refus de la critique de s’intéresser à cette partie de son œuvre : vingt-trois traductions d’Einstein… et « pas un papier en France ! » (p. 295). On peut s’étonner de son étonnement, comme s’il ne connaissait pas les mœurs : lorsque l’on est l’auteur de La Piscine ou du Retour de Martin Guerre, lorsque l’on s’est permis d’ajouter une centaine et demie d’alexandrins sans défauts à Cyrano de Bergerac (1), on n’écrit pas La Force du bouddhisme, Entretiens sur la fin des temps ou sur la multitude du monde, sous peine de déranger les catégories et de passer pour un touche-à-tout. Entretemps, on l’aura vu, au fil des pages, évoquer des noms qui ne surgissent pas d’habitude dans les propos des gens sérieux, tels André de Lorde, prince du Grand-Guignol, Maurice Renard, maître trop méconnu de la science-fiction à la française, ou Jesus Franco, cinéaste aux deux cents films, champion du monde des tournages fauchés. Mais rien de plus normal de la part de qui a découvert le facteur Cheval à 9 ans (2), qui a écrit à 27, sous pseudonyme (Benoît Becker) ce nouveau cycle de Frankenstein qui a réjoui notre adolescence (3) ou qui fut abonné, durant leurs bonnes années, à Fiction et Galaxie, magazines de référence pour rêveurs. Ce sont là des détails, comparés aux rencontres avec Marco Ferreri ou Andrzej Wajda, mais qui nourrissent l’arrière-monde : si son travail avec Buñuel fut si productif, c’est parce que leurs univers étaient en phase ; don Luis n’aurait pas scénarisé Le Moine de Lewis ou Là-bas de Huysmans avec n’importe qui.

« Je n’ai jamais souhaité être célèbre. Je suis même persuadé que ma (relative) obscurité est une des conditions de ma (relative) liberté, de ce qu’on appelle imprudemment, et faussement, mon “esprit libre” » (p. 300). Imprudemment et faussement ? On ne le suivra pas jusque-là. Tous les propos qu’il tient manifestent un constant refus du prêt-à-penser, une manière résolue de tenir à distance les marques de sérieux des Grandes Têtes Molles, de conserver cet esprit libre du titre. « J’ai aimé rire, beaucoup. Le rire est ma sagesse. Rien de sérieux, rien de pontifiant. Le rire m’aide aussi à repousser la mort, et à me moquer d’elle » (p. 300). Il y a quelques lurettes qu’un livre d’entretiens ne nous avait apporté autant d’agrément de lecture. Regrettons le manque d’index – oubli réparé dans un autre ouvrage de la même collection reçu il y a peu, Le Cinéma dans le sang, entretiens entre Bertrand Tavernier et Noël Simsolo. Et pour être complet et ne pas paraître trop totalement élogieux, chipotons sur quelques points de détail : Benjamin Péret ne nous semble pas « arrivé de Toulouse » en 1924 (p. 35), mais de Nantes, Jacques Rigaud (p. 265) n’est pas Jacques Rigaut, et Maurice Fanon (p. 152) est plus vraisemblablement Michel Fano ; et quitte à mettre des notes en bas de page, plutôt que celles, superflues, sur Lautréamont, Péret (« poète surréaliste » !) ou Callot, des précisions sur Robert Fludd, homo universalis peu fréquenté, auraient été bienvenues pour le lecteur non prévenu. Ceci pour prouver combien chaque recoin du livre nous a passionné.

  1. Il précise (p. 162) : « Aucun “rostandien” ne s’en est rendu compte. » Évidemment si, puisque tous les vrais rostandiens connaissent par cœur la pièce. Mais l’exercice a été accompli avec une dextérité qui décourageait tout reproche.
  2. « Dans un magazine en noir et blanc » (p. 26) : eu égard à la date, il ne peut s’agir que de l’article de Brunius paru dans Match en avril 1939.
  3. Les six volumes de la collection « Angoisse », au Fleuve noir (1957-1959), sous les belles couvertures de Michel Gourdon, se vendent sur Internet au prix du caviar.
Lucien Logette