Le camp de la paix en Israël. Entretien avec Samy Cohen

Article publié dans le n°1164 (03 janv. 2017) de Quinzaines

Samy Cohen vient de publier Israël et ses colombes. Directeur de recherches émérite à Sciences Po (CERI), il est l’auteur de plusieurs livres sur la diplomatie et la défense ainsi que sur les relations internationales et, récemment, sur l’armée israélienne face au terrorisme. Ayant longtemps vécu en Israël, il peut en parler de l’intérieur comme avec le détachement du chercheur.
Samy Cohen
Israël et ses colombes. Enquête sur le camp de la paix
Samy Cohen vient de publier Israël et ses colombes. Directeur de recherches émérite à Sciences Po (CERI), il est l’auteur de plusieurs livres sur la diplomatie et la défense ainsi que sur les relations internationales et, récemment, sur l’armée israélienne face au terrorisme. Ayant longtemps vécu en Israël, il peut en parler de l’intérieur comme avec le détachement du chercheur.

Pour qui n’a qu’une connaissance limitée d’Israël – et le plus souvent à l’occasion d’événements marquants (guerre du Kippour, négociations d’Oslo, deuxième intifada, guerre du Liban) ou à propos des « colonies » israéliennes en Palestine –, ce livre est déjà une mine de renseignements de première main. Il couvre près de cinquante ans d’histoire, de juin 1967 à juillet 2016. Nous y apprenons comment, à partir de la naissance de « La paix maintenant », ce mouvement s’est amplifié jusqu’à infléchir la politique des gouvernements durant près de trente ans, puis s’est étiolé, en particulier avec l’accroissement des violences de part et d’autre, alors que d’autres organisations, plus petites et plus ciblées, et qui cherchaient surtout à coopérer avec des Palestiniens aussi opposés qu’elles à la guerre entre les deux peuples, se sont multipliées. 

On y lit comment l’affaiblissement des partis de gauche (auxquels La paix maintenant s’associait fréquemment) a laissé le champ libre, non aux partis religieux, mais au centre et à une droite plus ou moins dure. Le livre confirme qu’Israël n’est pas une théocratie, et que le désir de reprendre possession de la « Terre promise » est plus compréhensible en termes économiques, sociaux et militaires que religieux. 

On est aussi invité à suivre l’analyse fine des relations entre visées politiques, jeux diplomatiques, enjeux militaires et – en toile de fond – évolutions sociales. Pour ne rien gâcher, l’auteur, impartial – car il critique autant les divers gouvernements, les partisans de la paix et ceux du conflit sans fin et n’hésite pas à donner aussi des coups de patte à ses amis –, ne reste pas neutre, et se montre partisan résolu des nouvelles « colombes ». 

Ce livre est enlevé, très documenté mais sans lourdeur académique, et nous propose une vision authentique, chaleureuse et pénétrante de la société israélienne dans ce qu’elle a de plus ouvert au dialogue. Il contribue ainsi à alimenter la flamme de l’espoir en la paix, en dépit de tous les signes contraires. Il est une leçon d’humanité et d’humilité, que nous devons méditer. 

Michel Juffé : Parlez-nous d’abord de votre parcours et de ce qui vous a amené à travailler sur ce sujet. 

Samy Cohen : Mon intérêt pour Israël est ancien. J’y ai immigré à l’âge de treize ans après que ma famille a été expulsée d’Égypte suite à l’opération de Suez. J’y ai vécu jusqu’en 1977 avant de venir travailler comme chercheurà Sciences Po. J’ai commencé à réfléchir au sujet de ce livre en 2010, alors que j’achevais mon précédent livre, Tsahal à l’épreuve du terrorisme (Seuil). J’ai été frappé par l’évanescence du camp de la paix. Qu’était devenu ce mouvement qui avait été capable de faire descendre dans la rue des centaines de milliers de gens pour soutenir l’accord de paix avec l’Égypte ou pour s’opposer à la guerre au Liban en 1982 ? Je suis retourné en Israël à de nombreuses reprises pour interroger des acteurs et des témoins de cette mouvance. J’y ai découvert qu’il faut se garder d’enterrer trop vite le camp de la paix. Il s’est métamorphosé. Il descend moins dans la rue mais il est beaucoup plus actif sur le terrain.

M. J. : Vous avez interviewé bon nombre d’Israéliens. Avez-vous interviewé également des Palestiniens ? 

S. C. : Ce livre porte sur le camp de la paix en Israël, non sur les Palestiniens. Le seul Palestinien que j’ai rencontré à Tel Aviv, de manière fortuite, est Bassam Aramin, un militant qui a perdu sa fille de douze ans, en 2007, tuée par un garde-frontière alors qu’elle rentrait de l’école. Ce père très éprouvé milite pourtant avec des Israéliens au Forum des familles endeuillées et aux Combattants pour la paix, deux ONG emblématiques du mouvement de réconciliation, qui ont le courage de marcher contre le vent. Et le vent qui souffle est celui de la méfiance et de la haine. 

M. J. : Vous montrez à la fois l’existence d’une société civile forte et des ONG divisées. Comment expliquez-vous ces deux phénomènes ? 

S. C. : On compte aujourd’hui une centaine d’associations de paix et de droits de l’homme. Chacune d’elle peut mobiliser entre quelques dizaines et quelques milliers de personnes. On distingue quatre mouvances d’ONG : 1. Celles qui font du Peace Making par le haut afin de faire avancer une solution politique. 2. Les ONG qui font du Peace Making par le bas, militant avec des Palestiniens. 3. Les associations de droits de l’homme dont l’activisme comporte un message implicite de paix. 4. J’y ajouterai la mouvance des « électrons libres », des hommes et des femmes qui agissent individuellement pour abattre les cloisons psychologiques qui séparent Israéliens et Palestiniens.

Pour ces quatre mouvances, il est plus important de se distinguer que de se rassembler. La priorité est de persévérer dans son identité. Ces divisions s’expliquent également par des facteurs idéologiques. Si toutes tendent vers le même objectif – la paix –, les chemins qui y mènent sont différents. Ainsi, si certaines pensent qu’il n’est pas souhaitable d’aborder des questions trop sensibles telles que la guerre de 1948 ; d’autres, au contraire, pensent que c’est indispensable.

M. J. : La gauche israélienne s’est effondrée. Comment l’expliquez-vous ? Est-il pertinent de parler encore de « droite » et de « gauche » ? 

S. C. : Le clivage gauche/droite en Israël ne se définit plus par des enjeux économiques et sociaux, comme ce fut le cas lorsqu’il existait un parti ouvrier fort, le Mapaï. Depuis le milieu des années 1980, le parti travailliste et le Likoud mènent des politiques néolibérales que rien ne distingue. Le clivage gauche/droite est davantage lié aux enjeux de la sécurité et des négociations de paix avec les Palestiniens. Il recoupe une opposition entre « colombes » et « faucons ». 

Cela étant, le déclin du parti travailliste, qu’on qualifie de « gauche », a commencé en 1977 avec la victoire du Likoud. La seconde étape fait suite à l’assassinat de Yitzhak Rabin. Entre 1995 et 2009, cette gauche perd vingt points. Les raisons sont multiples : poursuite des attentats suicides, politique économique libérale qui lui a fait perdre des voix dans l’électorat populaire, gestion malencontreuse des affaires du pays par les deux successeurs de Rabin, Shimon Peres et Ehud Barak. Enfin, il faut compter avec les succès d’Ariel Sharon dans la lutte contre le terrorisme à partir de 2002. L’opinion publique en sort convaincue que seule la droite sait mener ce combat. 

M. J. : Vous parlez du chassé-croisé entre « droite » et « gauche » à propos de la question de la création d’un État palestinien. Comment l’expliquez-vous ? 

S. C. : La gauche a perdu nombre de ses électeurs mais, dans le même temps, sa solution à deux États a gagné les faveurs d’une partie de ceux de la droite. Des leaders faucons du Likoud se sont ralliés à ses mots d’ordre. Ariel Sharon, protecteur des colons, procède en 2005 à leur évacuation de la bande de Gaza. En 2007, Ehud Olmert, un faucon avéré, engage des négociations de paix avec l’Autorité palestinienne. Il s’est produit là un mouvement similaire à celui des plaques tectoniques. Cela étant, la droite dure et l’extrême droite dominent aujourd’hui sur le plan idéologique, martelant le même discours, celui de la peur et de la défense de l’identité juive. 

M. J. : Une paix au Proche-Orient est-elle envisageable, avec des modifications de frontières et la recherche d’une solution pour les réfugiés palestiniens ? Est-il imaginable que les implantations juives puissent régresser ? 

S. C. : Envisageable, oui. La solution à deux États reste celle que préfèrent les publics israélien et palestinien. Le problème majeur est l’absence des deux côtés de leadership politique capable d’entraîner ses concitoyens vers cette solution. En ce qui concerne les colonies, la solution la plus acceptable est manifestement le maintien de trois blocs rassemblant la grande majorité d’entre elles. En échange, Israël céderait une portion équivalente de son territoire. Ceci a déjà été prévu par l’Initiative de Genève en 2003. Reste la question du retour des réfugiés, qui est la pierre d’achoppement principale. On ne voit pas à l’heure actuelle de solution. L’imagination des politiques est en panne.

Michel Juffé