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Le monde d'aujourd'hui

Article publié dans le n°1136 (01 oct. 2015) de Quinzaines

Le récit, le phrasé de ces livres accrochent le lecteur comme malgré lui, surpris d’un tel savoir-faire, de ressentir une telle connivence avec des personnages qu’il n’aimerait pas forcément fréquenter, alcooliques, drogués, paumés ou pas, imbibés de musique rock, et dont la moralité, au premier abord en tout cas, semble douteuse.
Virginie Despentes
Vernon Subutex (Tome I et II)
Le récit, le phrasé de ces livres accrochent le lecteur comme malgré lui, surpris d’un tel savoir-faire, de ressentir une telle connivence avec des personnages qu’il n’aimerait pas forcément fréquenter, alcooliques, drogués, paumés ou pas, imbibés de musique rock, et dont la moralité, au premier abord en tout cas, semble douteuse.

En lisant ces deux volumes, en les avalant avec plaisir, on se sent différent d’eux, de ce disquaire retraité, de l’ex-actrice porno, des petits dealers, de l’ex-prolo qui ne peut s’empêcher de frapper ses copines, de ceux qui achètent un billet de loto : on se sent bourgeois, à la fois content de l’être, d’être quelqu’un qui lit des livres (ces personnages lisent peu), et inquiet.

C’est étrange : ce langage des pensées des personnages, un langage plein de lieux communs (lieux communs d’aujourd’hui, mais lieux communs et expressions toutes faites quand même), parvient cependant, à force de concentration, de cohérence dans la construction de chacun, de pénétration psychologique dans l’âme de ces personnages sans profondeur, à atteindre une singulière précision, une beauté souvent prenante.

C’est plus la plongée dans un univers de personnages perdus qui retient (Vernon en train de devenir un SDF) que l’intrigue, assez mince : Vernon est en possession d’enregistrements d’un chanteur charismatique mort, supposés précieux et convoités par un producteur et une journaliste. En dépit de la brutalité de leur langage, Vernon et les errants qu’il côtoie du côté des Buttes-Chaumont – l’action se déroule à Paris – font preuve de générosité et de délicatesse, ils se rudoient et pourtant ont des égards les uns pour les autres, et l’écrivain avec eux : Virginie Despentes sait frayer un chemin à ses phrases entre la vulgarité des propos et des pensées et un étonnant souci de chercher, ou de préserver, une délicatesse menacée.

Un très beau chapitre du tome II voit Vernon reprendre contact avec ceux qu’il a connus naguère et qui le cherchaient, le vagabond néophyte retrouver la chaleur d’un café, d’un appartement, d’une douche, dans un état de stupeur ou d’incrédulité. Il va revoir l’enregistrement de son dernier disque avec le chanteur, Alex, Alexander Bleach (comme Vernon lui-même, ces personnages portent souvent des noms américains de pacotille, usuels dans le milieu du rock) : « On lui apporte du pain et du miel, on lui sourit gentiment, on fait des gestes lents. Il trempe ses lèvres dans un café, il n’en a pas bu depuis si longtemps. Il avait oublié que ça avait un goût dégueulasse… Il attend le déferlement d’émotion que cette vision devrait provoquer, à présent que ses pensées ont repris un cours plus linéaire. Mais il ressent à peine une pointe d’amertume. Il a été tellement malheureux, là-bas [dans la clochardise], sans se l’avouer. »

La nostalgie du monde normal, stable, tourne aussi – on le sent dans la sympathie et l’impartialité de l’auteur envers les personnages qu’elle anime – à un mélange de regret et d’hostilité envers la littérature, les pouvoirs de la fiction et du récit, à une proximité ou promiscuité étonnamment active et vivifiante. Dans une oralité irrépressible, inventive, surgissent ainsi le monologue d’Alex Bleach revenant sur vingt ans de l’histoire du rock en France, ou sur sa découverte de la difficulté d’être un Noir dans un monde de Blancs, ou les pensées de Selim, dont la fille Aicha, convertie à l’islam et au voile, vient d’apprendre que sa mère était une star du X morte d’une overdose.

Ce regard vers la grande littérature est déjà visible dans le dernier chapitre de Vernon Subutex I, comparable dans son ambition à la fin d’Anna Karénine. Quand Vernon sombre dans l’errance sans abri, dans la perte de soi qu’engendre la fatigue de vivre, sa conscience poreuse s’ouvre à tous les errants qu’il croise, comme la conscience d’Anna allant à la mort enregistrait passivement tout ce que les rues lui présentaient : « Je suis la pute arrogante et écorchée vive, je suis l’adolescent solidaire de son fauteuil roulant, je suis la jeune femme qui dîne avec son père qu’elle adore et qui est si fier d’elle, je suis le clandestin qui a passé les barbelés de Melilla ». Au-delà de la violence amère, des provocations, cette perception ouverte et cette curiosité pour le monde d’aujourd’hui dans ses discordances ont une saveur naïve, rafraîchissante.

Pierre Pachet

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