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Perdu dans un labyrinthe

Article publié dans le n°1097 (16 janv. 2014) de Quinzaines

En 1978, l’odeur du franquisme régnait encore sur l’Espagne, une « odeur de merde » comme le précise Canas, le héros et souvent le narrateur des Lois de la frontière. En 2006, au moment où il raconte, Canas est devenu avocat, l’un des meilleurs de Gérone, la ville qu’il habite depuis toujours. Mais il a eu une jeunesse indécise, de l’autre côté de la frontière. Et rien ne dit que l’indécision a passé.
Javier Cercas
Les lois de la frontière
En 1978, l’odeur du franquisme régnait encore sur l’Espagne, une « odeur de merde » comme le précise Canas, le héros et souvent le narrateur des Lois de la frontière. En 2006, au moment où il raconte, Canas est devenu avocat, l’un des meilleurs de Gérone, la ville qu’il habite depuis toujours. Mais il a eu une jeunesse indécise, de l’autre côté de la frontière. Et rien ne dit que l’indécision a passé.

Le roman de Javier Cercas se présente comme un échange entre un écrivain et divers personnages qui ont vécu les événements en même temps que Canas. L’écrivain travaille à l’histoire de « Zarco », surnom d’Antonio Ramallo, un voyou longtemps emprisonné, dont Canas a été en 1978 le comparse, avant d’assurer sa défense et de tenter de le faire libérer de prison. Outre Zarco et Canas témoignent Cuenca, le policier chargé de traquer la bande de Zarco, puis Requena, le directeur de la prison de Gérone, d’où Zarco a pu sortir, de façon épisodique. Et puis il y a Tere, la complice de Zarco, omniprésente à ses côtés. Elle fascine Canas. Il est amoureux d’elle ; il s’interroge sur le lien qui l’unit à Zarco, l’un des mystères de ce roman. Tere et Canas vivront cet amour bien après leur jeunesse, dans une forme de liberté et de secret. Tere est aussi au cœur d’un événement crucial. Après une série de tentatives plus ou moins réussies, la bande de Zarco a voulu braquer une banque à Bordils. Dénoncée par un traître, la bande a été démantelée. Zarco a été arrêté, Canas a pu fuir. Nul ne sait qui a donné les voyous.

Les quatre hommes racontent, les mêmes épisodes reviennent parfois, selon des points de vue divergents et souvent complémentaires, et on a le sentiment, comme dans certains films, de revoir la même scène sous un autre angle, autrement éclairée ; pas toujours assez, heureusement : on ne sait pas le fin mot de la trahison. La complexité de la situation n’en est que mieux rendue. 

Complexité ou ambiguïté : ce dernier terme est sans doute celui qui rend le mieux compte de l’œuvre romanesque de Cercas. Déjà dans À la vitesse de la lumière, un narrateur d’origine espagnole, personnage falot, était fasciné par Rodney Falk, un vétéran du Vietnam dont il découvrait peu à peu le parcours atroce, et exemplaire d’une époque, d’une génération. Ici, Canas est le héros ambigu, fasciné par la zone, la plèbe qui l’habite, et l’interdit qu’il n’a pas connu. On le découvre adolescent « charnego », c’est-à-dire non catalan, dans la ville de Gérone, « paisible capitale de province », comme la définit Cuenca. Il est surnommé « Binoclard », ce qui résume sa personnalité. Bientôt, il est la tête de Turc d’une bande de collégiens comme lui, menée par une brute nommée Batista. Il est humilié, battu, voire martyrisé.

La rencontre avec Zarco et Tere sonne d’abord comme une délivrance. Les deux jeunes désœuvrés lui assurent une forme de protection. Et puis Tere n’a jamais froid aux yeux, elle le séduit aussitôt. Canas fraie avec leur bande, devient complice de petits larcins, fait le guet lors de cambriolages. Il s’éloigne de sa famille, ne va plus en cours. La fréquentation des bars de La Font, le quartier qu’habite Zarco, l’occupe presque entièrement. Jusqu’au hold-up manqué, dont il se tire sans être puni. Son père est intervenu à temps pour le sortir d’une sale affaire et le cacher chez Redondo, un ami avocat. Canas passe de « ce côté-là » de la frontière, à « ce côté-ci », celui de la respectabilité. Ce qu’il a vécu avec Tere semble l’affaire d’une saison : « Pendant qu’elle continuait de parler, j’ai aperçu par-delà son épaule, sur l’autre rive et entre les arbres, à trois cents mètres à peu près, les immeubles de la rue Caterina Albert, et à ce moment-là je me suis dit – pour la première fois – que ma maison et les logements étaient à la fois très près et très loin, et c’est seulement alors que j’ai senti que c’était vrai, que je n’étais pas comme eux. Soudain, tout ce qui s’était passé ces derniers mois m’a semblé irréel, et ça m’a rassuré de savoir que j’appartenais à l’autre côté de la rivière et que les eaux de la frontière bleue étaient déjà rentrées dans leur lit ; soudain j’ai compris que j’avais tiré au clair mon rapport avec Tere et qu’elle n’avait été qu’un amour d’été, étrange et passager. »

Il rompt en effet avec ce passé, reprend ses études, devient avocat, se marie, divorce, se fait une belle réputation dans Gérone. La ville a changé ; ses périphéries les plus sordides accueillent des bobos et des artistes dans des appartements rénovés. Les années ont passé et l’odeur nauséabonde de l’Espagne postfranquiste s’estompe. Enfin presque. Il est toujours aussi difficile de n’être pas catalan en Catalogne, d’être pauvre en dépit du boom économique, et la prison reste un enfer. Mais pendant toutes ses années d’enfermement, Zarco n’a pas été oublié. Il a su rester une figure charismatique, un chef de bande animant les grèves de prisonniers, revendiquant ses droits ou ceux des autres, côtoyant, lors d’émissions de télévision notamment, des vedettes du sport ou du spectacle. Il a su le faire pendant des années, mais son addiction à l’héroïne et la séropositivité qui en est sans doute la conséquence l’ont affaibli. Au seuil des années 2000, le « précurseur » des années quatre-vingt est devenu un « anachronisme pour ne pas dire un personnage posthume ». La défense de son cas ou de sa cause par Canas peut le relancer, lui rendre une aura perdue. Mais là aussi, l’ambiguïté est reine. Zarco tient-il à sortir de prison ? Est-il capable de vivre en liberté, de fonder un foyer avec Maria, sa visiteuse de prison qui construit avec Tere et Canas le dossier juridique, médiatique et politique ? La deuxième partie du roman met en relief la complexité de sa personnalité, son apparente puissance, sa fragilité face au passé, face aux autres. Celle dont la figure émerge est Maria, qui profite de la lumière pour devenir une vedette. Elle apparaît dans des émissions chocs, dénonce, attaque, polémique, s’en prend à Canas, et connaît ce long quart d’heure de célébrité que la télévision offre désormais au premier venu.

Canas, d’abord triomphant en tant qu’avocat, essuie des échecs, vit une crise, vacille. Il se met à ressembler à Redondo, l’avocat qui l’a d’abord hébergé puis engagé et formé dans son cabinet avant de sombrer dans des circonstances étranges. Entre les deux côtés de la frontière, les différences s’estompent, sont incertaines, et l’on a vite fait de tomber. L’Espagne que décrit Cercas, celle qu’il évoquait aussi dans son magistral Anatomie d’un instant consacré au coup d’État manqué de Tejero, ne parvient pas à purger entièrement les comptes du passé. Ici, par exemple,
être catalan revient à affirmer ce qu’on a dû taire des années d’oppression durant, quitte à le faire contre les charnegos. Mais aussi, l’argent, le pouvoir, la réputation sont passés des uns aux autres sans que vraiment on se soit interrogé sur les valeurs en jeu, et ce avec une grande rapidité. Le parcours de Canas en est l’exemple, même si l’avocat reste le « binoclard » qu’il a été, ne sachant pas trop bien comment se situer. Les eaux de la rivière sont troubles.

Zarco était-il le héraut ou le héros de ces temps ? La fin du roman, qui donne certaines clés, ne répond pas vraiment : mythe « invulnérable », « modeste », « modeste mais réel » ? : « Il est donc naturel que Zarco se soit transformé en un hors-la-loi héroïque qui, pour les journalistes et même pour certains historiens, incarne la soif de liberté et les espoirs déçus des années héroïques du passage de la dictature à la démocratie en Espagne. »

Norbert Czarny