Le premier amour de Moravia

Poignants, ces trente billets ou lettres écrits par Moravia en français à Hélène dite Lélo Fiaux, qui était une peintre suisse, dont les lettres n’ont pas été conservées. Leur liaison, qui n’avait duré que six mois (en 1934), était alors terminée, sans qu’il puisse s’y résigner. Leur contenu est révélé aujourd’hui : la postérité des grands hommes veut tout fouiller. Ils avaient vingt-six et vingt-sept ans. Moravia est gravement épris. Il cherche à la revoir, la reconquérir, à comprendre : il aurait dû l’épouser, n’aurait pas dû accepter qu’elle avorte. Elle tenait à sa vie sentimentale libre, avec un mari dont elle divorce, des amants, des compagnons, des drames. Lui se sent fait pour écrire, avec l’égoïsme et l’esprit de sacrifice que cela suppose, et la difficulté de vivre dans un pays soumis aux caprices de Mussolini. Il n’a pas encore écrit ses chefs-d’œuvre – Les Indifférents, L’Ennui, Le Mépris –, mais d’autres récits, et il travaille. « Baiser ne veut pas toujours dire aimer - et la chasteté travailleuse a aussi ses bons côtés. » Il est plutôt bourgeois, elle plutôt bohème et ne veut pas y renoncer. « L’art veut un sacrifice continuel de soi – tu n’as jamais rien sacrifié à l’art – même pas ton orgueil – l’art n’est pas une question d’ateliers et de bohèmes. »

« Je n’ai jamais cessé d’aimer et je n’ai jamais oublié la première femme qui a su m’inspirer le sentiment d’amour » ; « D’ailleurs tu n’as aimé qu’un homme jusqu’à présent et c’est moi ». L’amour, entre eux, avec leurs différences de tempérament et de milieux, n’est pas quelque chose que les lettres rattrapent. La dernière lettre de Moravia, dix ans après, en 1947, alors qu’il est marié avec Elsa Morante et que désormais il vouvoie Lélo : « La vie m’ennuie, en somme, et il n’y a que le travail. » Chez lui, depuis l’enfance, l’ennui a été douloureux et fertile.