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Beckett en toutes lettres

Le quatrième et dernier tome des « Lettres » de Samuel Beckett paraît chez Gallimard. Cette édition critique est la traduction de l’édition anglaise que les Presses de l’université de Cambridge ont publiée entre 2009 et 2014, sous la direction de Martha Fehsenfeld.
Samuel Beckett
Lettres IV (1966-1989)
Le quatrième et dernier tome des « Lettres » de Samuel Beckett paraît chez Gallimard. Cette édition critique est la traduction de l’édition anglaise que les Presses de l’université de Cambridge ont publiée entre 2009 et 2014, sous la direction de Martha Fehsenfeld.

La publication des lettres de Samuel Beckett est le fruit d’un long labeur dû à toute une équipe et qui a été initié dès la fin des années 1980, comme en témoigne cette lettre de Beckett à Martha Fehsenfeld du 18 mars 1985 : « J’ai confiance en vous & sais que je peux compter sur vous pour éditer ma correspondance dans le sens convenu avec Barney [Rosset], c’est-à-dire en la limitant aux seuls passages qui intéressent mon travail. » Barney Rosset était l’éditeur américain de Beckett, et les aléas de la vie éditoriale ont fait que l’entreprise, avant d’aboutir, a été sans cesse retardée. C’est pourquoi il convient de saluer la traduction française de ce quatrième volume par Gérard Kahn, qui a déjà traduit le troisième (publié en 2016), tandis qu’André Topia avait traduit les deux premiers (publiés en 2014 et en 2015).

Sur l’ensemble des 15 000 lettres environ qui ont été recensées, sans inclure celles qui sont mentionnées dans l’appareil critique, près de 2 500 ont été retenues afin de respecter le principe établi par Beckett (« en limitant [ma correspondance] aux seuls passages qui intéressent mon travail »). Le Beckett « privé », par conséquent, celui que la biographie de James Knowlson (Solin / Actes Sud, 1999) avait en partie exhumé, modifiant l’image d’un Beckett ascétique et minimaliste, voire minuiste, n’apparaît qu’entre les lignes ou de façon lacunaire. Néanmoins et bien qu’il soit désormais difficile de faire l’impasse sur cette somme que sont les quatre tomes de la correspondance pour démêler les fils d’une des œuvres les plus importantes de notre temps, la théorie proustienne – qui consiste à expliquer la vie par l’œuvre, la profondeur de l’œuvre, et non l’inverse – demeure valide avec Beckett. « Le matériau de l’expérience n’est pas le matériau de l’expression », écrivait-il à Matti Megged le 21 novembre 1960 (t. III), le traducteur de Fin de partie et de Oh les beaux jours en hébreu. 

Une autre remarque s’imposerait : le point de vue adopté par les éditeurs est nécessairement anglo-saxon, sachant que les études beckettiennes dans ce domaine diffèrent par leur ampleur (il suffit de consulter la bibliographie à la fin de chaque volume). De plus, les personnes à qui s’adresse Beckett (leur profil est soigneusement indexé) appartiennent pour la plupart à la sphère anglo-saxonne, le pourcentage des lettres écrites directement en français étant de 30 %. Parmi eux, Thomas McGreevy, un ami de jeunesse, qui deviendra directeur de la National Gallery of Ireland, est un des correspondants les plus présents dans les deux premiers volumes. Mais il est vrai que l’éloignement favorise l’échange épistolier et, pour Beckett, qui aura vécu en France de 1937 à sa mort en 1989, écrire à ceux qu’il ne voit que très rarement constitue le moyen de maintenir une relation. 

Plusieurs axes motivent l’écriture des lettres. Il y a les lettres familières aux amis, aux proches, à sa famille (aucune à ses parents, à son frère ou à sa femme, Suzanne Deschevaux-Dumesnil). Celles à McGreevy sont des lettres assez intimes sur les difficultés que Beckett rencontrait dans sa jeunesse pour se défaire de lui-même ou de l’Irlande maternelle : « Jusqu’à ce que le bâillon soit mâchonné au point d’être avalé ou recraché, la bouche doit bégayer ou se taire » (18 oct. 1932, t. I). Ces lettres à McGreevy apportent aussi un éclairage sur l’acuité du regard dont Beckett savait faire preuve lorsqu’il regardait la peinture. Deux autres correspondants font l’objet de lettres particulières : Georges Duthuit, principalement dans le deuxième volume, et, dans les deux derniers, Barbara Bray (la femme que Beckett rencontra en 1958 et qu’il aima indéfectiblement à côté de Suzanne Deschevaux-Dumesnil).

Avec Georges Duthuit, Beckett discute confusément de peinture en évaluant la place de Bram et de Geer Van Velde, surtout de Bram, le « grand familier » de Beckett. La lettre du 3 décembre 1951 (t. II), qui s’adresse à la compagne de Bram Van Velde, Marthe Arnaud, est une véritable déclaration d’amitié : « Plus je m’enfonce et plus je me sens à ses côtés et combien, malgré les différences, nos aventures se rejoignent, dans l’impensé et le navrant. Et s’il devait y avoir pour moi une âme sœur, je me flatte que ce serait bien la sienne et nulle autre […]. Bram est mon grand familier. Dans le travail et dans l’impossibilité de travailler, et ce sera toujours ainsi. » Avec les frères Van Velde, Jack Butler Yeats, Henri Hayden (les lettres n’ont pas été retrouvées) et Avigdor Arikha sont les autres peintres que Beckett côtoyait et auxquels il écrivait fidèlement.

Les lettres à Barbara Bray, selon le principe de la correspondance, ne sont pas des lettres d’amour ; entre les « Chère Barbara » et les « Je t’embrasse », elles sont plutôt des lettres informatives sur les voyages ou les lectures de Beckett, même si parfois perce une palpitation du cœur. « Le mieux que tu puisses faire pour moi c’est demander le minimum. Je ne peux pas donner ce que je n’ai pas et je n’ai jamais eu si peu, sauf cette fange dont voici une bonne dose » (16 janv. 1970). Auparavant, vers le milieu des années 1950, Beckett avait eu une liaison avec une jeune femme américaine, Pamela Mitchell, liaison qu’il jugea cette fois préférable d’interrompre. L’extrait d’une lettre non retenue, qui date de 1954 et que cite James Knowlson dans sa biographie, en dresse le bilan : « Un jour tu seras heureuse et tu me remercieras de ne pas t’avoir entraînée un peu plus loin dans mon malheur… »

Dans le deuxième volume, qui couvre les années 1941-1956, on observe un changement notable dans la nature des lettres. Si Beckett, qui a traversé des périodes de grande solitude avant et après 1945, s’épanchait plus facilement, il resserre davantage son propos, devant répondre à de nombreuses sollicitations après le succès, en 1953, d’En attendant Godot. Il doit maintenant assurer une correspondance assidue avec des éditeurs, des metteurs en scène ou des acteurs, des traducteurs et des universitaires.

Certaines lettres sont de précieuses sources de renseignements, comme celle à Christian Ludvigsen (un spécialiste danois de théâtre) du 8 décembre 1966 (voir lettre 2 reproduite en « Bonnes feuilles » p. X). Beckett écrit toujours avec une attention, une précision et une générosité exemplaires, sans jamais manquer d’humour, cet humour salvateur qui le caractérise tant. Le metteur en scène américain Alan Schneider est le récepteur de lettres qui traduisent peut-être le mieux le soin avec lequel il participait à l’élaboration de son théâtre. Pour quelqu’un qui avait la réputation de refuser les commentaires, la correspondance vient combler un vide, certes dangereux, car rien ne peut remplacer la lecture de l’œuvre elle-même.

Un autre type de correspondants, dans une moindre mesure, concerne les écrivains, les artistes ou les musiciens : Harold Pinter, notamment, Fernando Arrabal, Jasper Johns ou le compositeur Morton Feldman. Finalement, Beckett n’aura entretenu que des rapports distants avec le milieu intellectuel français (rien sur la fameuse année 1966, Lacan, Benveniste, Foucault, Barthes, rien sur Mai 68, etc.). Robert Pinget (voirlettre 1 en « Bonnes feuilles » p. X), Emil Cioran ou, autrement, Ludovic Janvier et André Bernold seraient des exceptions. Une des rares lettres à Charles Juliet est significative : « Bon courage, cher Charles Juliet, éloignez-vous et de mon travail et de vous-même » (1er juin 1969). 

Beckett partageait son temps entre sa petite maison d’Ussy-sur-Marne, où il travaillait, sa vie parisienne de rendez-vous et, de plus en plus à partir de 1966, des voyages afin de mettre en scène son théâtre (à Londres ou en Allemagne) ou pour rechercher avec Suzanne un peu de repos, de soleil et d’anonymat (les destinations sont Courmayeur, Santa Margherita Ligure, Alghero en Sardaigne, Cascais au Portugal, Madère, Rhodes, Malte, Nabeul en Tunisie ou Tanger au Maroc). À Nabeul, où il apprend qu’il a reçu le prix Nobel de littérature à l’automne 1969, il aura toutes les peines du monde à préserver son indispensable et irréductible solitude. « Ici, écrit-il à Barbara Bray, les choses sont franchement horribles et peu de chances d’amélioration. Sors et rentre en cachette et repas dans la chambre… » (11 nov. 1969). Et, un peu plus tard, alors que Beckett dit qu’il a dû écrire 500 cartes, mots et lettres de remerciements : « J’ai senti (comme peut-être tu l’as senti) ces dernières années qu’à moins de passer littéralement à la clandestinité, c’en est fini de la seule chose qui pendant les vingt-cinq dernières années (au bas mot) m’a fait haleter » (19 nov. 1969).

Pourtant, bien que l’œuvre s’amenuise après ce prix Nobel, elle continuera de s’accroître en gagnant en densité, en intensité, à l’image du bref fragment que Beckett envoya le 7 mai 1985 à Jérôme Lindon (voirlettre 4 en « Bonnes feuilles » p. X), qui est une tentative de traduction de Worstward Ho, qu’il estimait intraduisible et qu’Édith Fournier essaya de traduire par Cap au pire (Beckett proposait En pire toute, tout aussi insatisfaisant). Les lettres s’amenuisent également, non pas en quantité – au contraire – ni en qualité. Il s’agit la plupart du temps de réponses assez courtes, soucieuses de son interlocuteur et qui débutent par des « Merci de votre lettre… ». Aujourd’hui, à l’heure de nos trop abondants échanges électroniques, qu’adviendrait-il de la fine et inimitable écriture de Beckett ? 

Enfin, dans ces lettres du quatrième volume, on remarque combien la lecture restait pour Beckett une compagnie, le plus souvent en voyageant : il profite par exemple de replonger dans La Divine Comédie et de railler Dante, sans doute l’écrivain qu’il affectionnait le plus et qui aura, étrangement, le plus hanté son œuvre. Le 22 avril 1968, il se moque ainsi des inepties moralisantes du Purgatoire à propos d’impudiques Florentines (voir lettre 3 en « Bonnes feuilles » p. X). À Tanger, il relit l’ouverture du chant II de L’Enfer en regrettant de ne pas s’en être servi pour le début de Mercier et Camier (17 juin 1975) et il a l’impression que Dante, parmi les hérésiarques du chant X de L’Enfer, est sur le point de lui donner un coup de pied au visage (26 juin 1975). De nouveau à Tanger, le 16 février 1978, il évoque Casella, un négligent du chant II du Purgatoire, chantant « Amour qui dans le cœur raisonne » et termine le 11 septembre 1981 une énième lecture de L’Enfer en désirant revenir en arrière…

En mourant en 1989 à l’âge de 83 ans, Beckett a vu s’en aller beaucoup d’amis qu’égrène le quatrième volume de la correspondance. Dès 1966, Giacometti et George Devine (le metteur en scène anglais de Beckett) : « Giacometti mort. George Devine mort. Oui, conduis-moi au Père-Lachaise, en brûlant les feux rouges », demandait-il à Jacoba Van Velde. Suivront Paul Celan, Nelly Sachs, Henri Hayden, Georges Duthuit, George Reavey, Geer Van Velde, Con Leventhal, Bram Van Velde, Patrick Magee, Lucia Joyce, Roger Blin et Alan Schneider… Tous en allés, comme les âmes dans l’outre-tombe de Dante. « Images de – il allait dire d’êtres chers. Sans cadre. Sans verre. Fixées au mur par des punaises. Formats et dimensions divers. Décrochées l’une après l’autre. En allées… » Cette citation est un passage de Solo (1979), un texte que Beckett écrivit pour l’acteur David Warrilow, à qui, dans une lettre du 17 novembre 1985, il faisait remarquer en référence à Descartes que le mieux serait de vivre caché : Bene qui latuit bene vixit (« celui-là a bien vécu, qui s’est bien caché »). Et d’ajouter pour son propre compte : « Un peu tard pour ça. »

Jean-Pierre Ferrini

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