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Le singulier Edward Hopper

Rarement une telle mobilisation au Grand Palais. Y est exposé un peintre, Edward Hopper (1882-1967), américain, célèbre, mais méconnu. Ici même, en 1989 (QL n° 539), je tentais de recenser les conditions de sa « découverte », et ce qui me paraissait les composantes majeures de cette œuvre. Je n’y ajouterai pas grand-chose, sauf à profiter des illustrations de magazines, ici exposées.

EXPOSITION

EDWARD HOPPER

Grand Palais

10 octobre 2012 - 29 janvier 2013

Catalogue collectif sous la direction d'Otto Ottinger

Ed. RMN, 388 p., 45 €

Rarement une telle mobilisation au Grand Palais. Y est exposé un peintre, Edward Hopper (1882-1967), américain, célèbre, mais méconnu. Ici même, en 1989 (QL n° 539), je tentais de recenser les conditions de sa « découverte », et ce qui me paraissait les composantes majeures de cette œuvre. Je n’y ajouterai pas grand-chose, sauf à profiter des illustrations de magazines, ici exposées.

Cette célébrité tient, semble-t-il, à l’usage que la publicité a fait d’un des tableaux de Hopper, Noctambules (1942). Il appartient au fonds de l’Art Institute of Chicago. Toute l’exposition présente provient de collections particulières et, surtout, du Whitney Museum of American Arts de New York. Rien de Paris : célèbre, Hopper, mais pas au point d’y avoir été reconnu et donc d’y être connu. D’où le prix de cette exposition.

Comme dans d’autres cas, les institutions muséales françaises eurent les yeux et l’esprit ailleurs. Ce fut encore le cas du Hollandais Saenredan, auquel l’espace de Hopper n’est pas étranger.

Pourtant, l’Américain aimait la France, y fit trois séjours, écrivait en français à sa femme, lisait les poètes français et c’est en France que son art prit un nouveau tour, devant l’architecture française, Mansart (il peignit the Mansart Roof), la peinture, Sisley, Renoir, Marquet, Vallotton…

La rétrospective du Grand Palais n’est pas la première en France. La première eut lieu en 1989 à Marseille. Le maire d’alors la présentait ainsi : « Il était tout à fait nécessaire et normal que la ville de Marseille puisse se faire le lieu d’un tel événement afin que cette œuvre, qui n’a jamais été présentée en France et en Europe du Sud, puisse être enfin mieux connue du public. » Au catalogue, remarquable, de cette première, des textes d’Yves Bonnefoy, de Germain Viatte. De Bonnefoy « La photosynthèse de l’Être ». On y lit aux premières lignes : « le Hopper d’avant le voyage en France : les tons rougeâtres avec de l’orange dans un bain laiteux, on dirait peint sur fond noir, comme si le monde sensible était un mauvais lieu dans lequel le peintre ne peut s’aventurer qu’à la demi-lumière de lampes voilées de pourpre ».

En France, le mauvais rêve se dissipe. À la manière noire succèdent des scintillements de lumières. La lumière qui restera aussi constitutive de l’espace concret et abstrait de l’œuvre de Hopper. Voir Sun in an Empty Room (Soleil dans une chambre vide) de 1963. Auparavant, en 1944 dans une pièce bâtie de lumière, modulée sur le corps nu d’une femme dans une chambre dont le rectangle de la fenêtre donne sur l’enfilade d’autres fenêtres. Un dessin préparatoire mettait en évidence les traits de l’architecture de cette œuvre singulière. Le musée Cantini acquit à New York un dessin préparatoire au Soleil dans une chambre vide (1960).

Rien de ce que je viens de rappeler n’apparaît dans le gros catalogue du Grand Palais. La bibliographie des catalogues ignore même le catalogue du musée Cantini et cette exposition qui aurait dû être mémorable.

À Marseille, on pouvait voir exposé New York Movie (toile absente de Paris). Ce cinéma à New York, son entrée, l’ouvreuse sexy, la salle dans le noir étaient propres à retenir l’attention d’André Breton. Dans ses Entretiens réunis en 1952, une interview de 1941 où Breton cite les fruits de « L’arbre 1914 » : Chirico, Picasso, Duchamp, Apollinaire, Raymond Roussel et Freud. Puis apparaissait un nom peu familier, sinon aux États-Unis : Edward Hopper. Il est de ceux qui nous invitent, disait Breton, « à savoir lire et regarder par les yeux d’Éros-d’Éros à qui incombe de rétablir, dans le temps qui vient, l’équilibre rompu au profit de la mort. Rien ne paraît mieux résister à cette épreuve que deux tableaux choisis à distance aussi grande que possible l’un de l’autre, hors du surréalisme, New York Movie d’Edward Hopper et le portrait de sa fille par Hirschfield. La très belle jeune femme perdue dans son rêve à l’écart de ce qui se déroule de grisant pour les autres, la lourde colonne mythique, les trois lampes du New York Movie apparaissent chargées d’une signification symbolique qui cherche une issue dans l’escalier à rideaux (…). Je songe qu’un rideau à demi tiré est aussi pour beaucoup dans l’attirance qu’a toujours exercée sur moi le tableau le plus 1914 de Chirico, Le Cerveau de l’enfant. »

Œuvre magique que celle de Hopper où le surréalisme peut se reconnaître. Surréalisme ? Réalisme ? En 1981, une vaste exposition internationale organisée par Jean Clair ouvrait au Centre Pompidou à l’enseigne des Réalismes. Les États-Unis sont largement représentés. À Hopper est réservée une place importante. En pleine page, en couleur Hotel Home : une femme, vêtue d’une combinaison rouge assise sur un lit, lit on ne sait quoi, Dans un coin, une paire de chaussures, la « réalité » qui avait fait florès à l’Ashcan school (l’« école des poubelles ») avant l’inauguration en 1929 du MoMA et du Whitney. Trois autres images : en noir et blanc, la maison près de la voie ferrée, fenêtres dans la nuit, chambre à Brooklyn. Cette dernière œuvre, cette maison, visible au Grand Palais, suscite plus d’un regard : ce fut celui d’Hitchcock pour Psychose, le nôtre qui voyons dans ce bâtiment mansardé-mansardes, les fenêtres, yeux d’un corps, d’ombre et lumière, sommé d’une crête rouge. Ce rouge récurrent chez Hopper, on pensa qu’il ajoutait sa touche à beaucoup d’objets phalliques d’une population sans voix. Féminin serait le passage étroit entre les rideaux à moitié tirés au bas de l’escalier prêt pour la descente ou la montée d’un nu fameux.

Mais au réalisme reviendrait l’image de l’Amérique. Un Hopper américain fut ainsi décrit : « l’Amérique de Hopper est un paysage ingrat. Il ne trouvait aucune chaleur dans ces rues, ni dans ces maisons, ni chez les habitants et la lumière dont il a toujours été si prodigue illumine mais ne réchauffe jamais ». Un autre commentateur des Réalismes écrit, sous le titre « Edward Hopper peintre classique » : « Hopper n’indique pas au spectateur ce qu’il est censé ressentir. Et ce sont cette conception impartiale, sans passion, et la liberté totale que Hopper témoigne vis-à-vis de l’émotion ou du biais contemporain qui permettront à son œuvre de durer par-delà notre époque. »

Classique, réaliste, surréaliste, voire hyperréaliste, Hopper échappe à toutes ces désignations. Ces mots sont tous impropres, et d’une égale impropriété parce qu’ils désignent des définitions, ils sont des mots. Des définitions, comme la psychologie dit la solitude, la sociologie l’esseulement, la géométrie les rectangles, les triangles, les ellipses, les obliques, les cônes, identifiés à des fenêtres, des phares, des balcons de théâtre, des armoires, des tiroirs, des livres ouverts…

Mais les désignations ne disent rien. Les mots se joignent en phrases qui ne prennent pas. Ici les récits sont récusés. Rien d’essentiel que l’écart. Écart entre les objets, les personnes, ce qu’elles regardent sans rien voir, redoublées par la même déficience chez le spectateur. Proust a écrit : « Peindre qu’on ne voit pas. » Dans un tableau, Hopper a représenté la couverture de Du côté de chez Swann. D’un très grand artiste, Félix Vallotton, chez qui Hopper a pu se reconnaître sont reproduits dans le catalogue du Grand Palais un nu et deux tableaux mettant en scène, l’un une femme à son ouvrage, l’autre, à la même place, à la même tâche, la domestique. Les nus parlent d’eux-mêmes dans leur dualisme : intérieur et extérieur, regardés-regardeurs, voire victimes-agresseurs, tout près du duel Éros/ Thanatos. Vallotton, « l’étrange Vallotton », composa à côté de ses peintures et surtout de ses gravures des récits. On peut lire la Vie meurtrière : deux récits composent le volume, deux affaires d’amour et de mort. Mais ces récits, Vallotton y tenait, sont accompagnés de quatre gravures sous le titre général d’Intimités. Ici, une lampe allumée sur le rectangle d’une table et de trois carrés de papier et au pied de l’image cette inscription : « Sur la table, la lampe s’éclairait. FV ». Sur la page d’en face, le récit : une scène d’Éros : « blottie dans un angle, elle s’y rétrécit, déjà victime. Sur la table la lampe s’éclairait doucement ». Un livre singulier.

Hopper a pratiqué la gravure : Goya, Meryon, Vallotton, lui offraient leur savoir-faire. Le dualisme du noir et du blanc s’offrait à son imaginaire. Intérieur à East Side, Vent du soir, introduisent l’indécision au cœur de l’image et au centre des mots. Ombres dans la nuit est barré par une oblique épaisse vers laquelle s’avancent un homme et son ombre.

De ma fenêtre (gravure de 1915), il n’y a rien à voir. C’est bien cela qui est peint, peint par l’étrange, le singulier Edward Hopper, comme on le dit aussi pour Félix Vallotton.

Georges Raillard

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