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Croire au progrès, croire en l'Afrique

Article publié dans le n°1071 (01 nov. 2012) de Quinzaines

Pour qui veut penser dans le temps notre époque, l’alternative pourrait être résumée par deux titres célèbres : "Le Principe espérance" d’Ernst Bloch ou "Le Principe responsabilité" de Hans Jonas. Il s’agissait naguère de changer le monde, on s’inquiète désormais des manières de le préserver. Quoique fort éloigné des enjeux chers à Ernst Bloch, le sociologue François Vatin veut montrer que « l’espérance devient un principe épistémologique des sciences sociales ».
François Vatin
L'espérance-Monde. Essai sur l'idée de progrès à l'heure de la mondialisation
Pour qui veut penser dans le temps notre époque, l’alternative pourrait être résumée par deux titres célèbres : "Le Principe espérance" d’Ernst Bloch ou "Le Principe responsabilité" de Hans Jonas. Il s’agissait naguère de changer le monde, on s’inquiète désormais des manières de le préserver. Quoique fort éloigné des enjeux chers à Ernst Bloch, le sociologue François Vatin veut montrer que « l’espérance devient un principe épistémologique des sciences sociales ».

Craignant à la fois une interprétation chrétienne de la notion d’espérance et ce que pourraient avoir de désuet les mots de « progrès » et de « civilisation » qu’emploie Marcel Mauss en 1941, Vatin pense trouver une caution de matérialisme dans le titre du « philosophe marxiste ». Comme la philosophie lui est une discipline étrangère, on ne va pas s’aventurer à discuter une lecture de Bloch dont lui-même reconnaît qu’elle s’est limitée à la préface du Principe espérance. L’important est de tenter de comprendre ce qu’il a voulu dire dans ces « essais » qui rassemblent des textes divers, articles ou communications à des colloques. Le pluriel annoncé ne nuit d’ailleurs nullement à la lecture, qui est bien celle, plaisante et aisée, d’un livre continu et pas d’une collection d’études hétérogènes.

Plutôt que d’une démonstration, que l’on chercherait en vain dans ces pages, il s’agit d’une suite d’angles d’attaque dont le point commun est peut-être davantage encore de s’en prendre à « l’idéologie du déclin » que de faire une apologie du progrès. L’intuition fondatrice semble être l’idée que, si le monde est désormais unifié, son avenir est africain. La notion de mondialisation, tout comme celle de globalisation que lui préfèrent certains, relève plutôt du discours politico-économique censé justifier le libéralisme économique au détriment de ces États dont il faudrait dénoncer, pis que l’obsolescence, le caractère nuisible. Parler d’unification a un autre sens, même si la dénotation du mot peut paraître identique. C’est la prise de conscience écologiste que la terre est une petite sphère de laquelle tous les habitants sont de facto solidaires, le constat que la destruction de la forêt équatoriale n’est pas l’affaire des seuls Brésiliens ou Indonésiens mais concerne directement les Européens aussi. La question est de savoir dans quelle mesure nous, les privilégiés de la terre, qui nous inquiétons tant des ravages que peut causer le développement, sommes fondés à refuser aux pauvres les moyens d’un progrès techno-économique dont nous avons abondamment bénéficié du temps où nul ne se préoccupait de durabilité du développement ni des conséquences environnementales de la déforestation. Formulée sur un ton brutal, la question serait : le développement est-il souhaitable ?

Vatin plaide pour l’affirmative, tout d’abord en évoquant les conditions du travail en Afrique noire. Dans leur diversité même, les trois approches qu’il en propose se complètent bien. Il commence par décrire les conditions concrètes du développement telles qu’il a pu les observer pour la collecte et la transformation du lait dans une petite ville du Sénégal. Puis il évalue l’étude qu’Octave Mannoni, alors en poste à Madagascar, avait faite, un peu avant la « révolte des sagaies », de la dimension psychique des relations entre le colon et le colonisé. Enfin, il montre la manière dont les colons se sont posé le problème de la mise au travail des Noirs. Nous voici donc successivement devant les carnets d’un ethnologue, une réflexion sur le regard porté par un jeune professeur qui allait devenir un illustre psychanalyste, une étude historique sur le droit du travail dans les colonies. Trois méthodes, donc, trois époques, et aussi trois manières qu’ont pu avoir les Occidentaux, qui peuvent être bienveillants, de comprendre et de ne pas comprendre les Africains. La différence des approches, liée aussi bien à la différence des situations qu’à celle des époques, rend encore plus sensible la parenté des attitudes et la persistance des incompréhensions. Le juriste colonial d’avant-guerre ne pense pas comme le bénévole d’ONG qui veut aider au développement. Ni les évidences ni les mots ne sont les mêmes. Pourtant les problèmes qu’ils essaient de résoudre, chacun à sa manière, peuvent semblablement être ramenés à celui de savoir quel sens peut avoir pour un Africain ce que nous appelons développement, ce qui nous apparaît comme incontestable progrès, à nous et pas forcément à lui.

Il est vrai, conclut Vatin, que les colonisés ne sont pas les seuls qu’il ait fallu contraindre au travail, à preuve la manière dont en Occident s’est construite la notion même de contrat de travail. C’est pourquoi « l’histoire coloniale du continent africain et l’histoire sociale de l’Europe méritent d’être mises en regard ». Ainsi s’annonce la deuxième partie du livre qui, sous le titre « Le progrès en partage », tente de montrer que le progrès technique doit être regardé d’un œil favorable. Plus cette fois d’étude de cas, une suite de petites monographies sur la manière dont fut perçue la révolution industrielle depuis ses prodromes du temps de l’Encyclopédie jusqu’aux Temps modernes de Chaplin. C’est l’occasion de réfléchir sur l’apparition de la notion même de machinisme ainsi que sur les diverses interprétations qui furent données de cette « révolution » pacifique que certains opposèrent à l’abominable révolution politique. Nous sont à l’occasion proposés les portraits de personnages comme Pierre-Édouard Lemontey qui inventa la notion de sociologie du travail au tout début du XIXe siècle ou Charles Dupin qui, à la génération suivante, fit l’éloge du petit producteur français opposé aux grands manufacturiers anglais. Plus près de nous, est retracée l’évolution de Georges Friedmann qui, parti d’un prosoviétisme militant, se rapprocha du spiritualisme combattu dans sa jeunesse. Lui est opposée la figure de Marcel Mauss, dans la pensée de qui l’auteur semble se reconnaître le mieux.

Ces petites monographies sont loin d’être dénuées d’intérêt, d’autant qu’elles mettent en lumière des personnages dont le nom même pouvait être inconnu, ou des parcours dont on n’avait pas forcément perçu la trajectoire. Un tel éclairage est la principale richesse de ce livre, dont l’apologie du progrès technique et les dénonciations du caractère « réactionnaire » de tel ou tel sont, somme toute, fort peu argumentées. Le chapitre le plus éclairant est peut-être celui qui, pour répondre aux inquiétudes écologistes, analyse de près la question de la forêt telle qu’elle s’est trouvée posée aux théoriciens libéraux des Lumières, à commencer par Turgot. Faut-il suivre La Fontaine qui, dans la fable Le Vieillard et les Trois Jeunes Hommes, défend, au moment où Colbert publie son édit protecteur des forêts, l’exigence d’une « rationalité économique élargie qui dépasse l’horizon de la vie individuelle » ou considérer avec les libéraux que l’on n’a pas à vouloir imposer notre vision du souhaitable à nos « arrière-neveux » ? Vatin choisit Turgot contre La Fontaine et Colbert, et refuse de « situer le progrès dans une temporalité sans limites » car, « en Afrique se joue le futur proche de l’humanité ». Voilà pourquoi il peut parler d’une « espérance-monde ».

Marc Lebiez

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