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Majesté du muet

Article publié dans le n°1051 (16 déc. 2011) de Quinzaines

Le film de Michel Hazavanicius, The Artist, a rassemblé en moins de deux mois un peu plus d’un million et demi de spectateurs. C’est à la fois peu, comparé aux dix millions de fanatiques d’Intouchables en moitié moins de temps, mais énorme si l’on considère le pari initial : faire accepter à un public désormais habitué au relief 3D et aux effets visuels époustouflants un film muet en noir & blanc, sur un sujet surtout familier aux amateurs de Singin’ in the Rain, nombreux, certes, mais avec lesquels on ne remplirait pas le Stade de France. Pari réussi – et le film semble bien parti pour les sélections aux Oscars. Combien parmi ces spectateurs avaient déjà vu un muet, autre que les courts métrages comiques accessibles, Chaplin, Keaton ou Laurel & Hardy ? Peu, sans doute. Que le succès de The Artist permette au plus grand nombre de découvrir que le cinéma a une histoire et qu’elle n’est pas affaire que de spécialistes est une des bonnes nouvelles de cette fin d’année.
Kevin Brownlow
La parade est passée... (Institut Lumière/Actes Sud)
Jacques Richard
Dictionnaire des acteurs muets en France (Editions de Fallois)
Le film de Michel Hazavanicius, The Artist, a rassemblé en moins de deux mois un peu plus d’un million et demi de spectateurs. C’est à la fois peu, comparé aux dix millions de fanatiques d’Intouchables en moitié moins de temps, mais énorme si l’on considère le pari initial : faire accepter à un public désormais habitué au relief 3D et aux effets visuels époustouflants un film muet en noir & blanc, sur un sujet surtout familier aux amateurs de Singin’ in the Rain, nombreux, certes, mais avec lesquels on ne remplirait pas le Stade de France. Pari réussi – et le film semble bien parti pour les sélections aux Oscars. Combien parmi ces spectateurs avaient déjà vu un muet, autre que les courts métrages comiques accessibles, Chaplin, Keaton ou Laurel & Hardy ? Peu, sans doute. Que le succès de The Artist permette au plus grand nombre de découvrir que le cinéma a une histoire et qu’elle n’est pas affaire que de spécialistes est une des bonnes nouvelles de cette fin d’année.

Pour en finir avec le film d’Hazavanicius, rappelons tout de même que l’idée d’un film « muet et sonore » n’est pas neuve, et que, sans retourner jusqu’à 1952 et Russell Rouse (The Thief), Mel Brooks avec Silent Movie en 1976 et Aki Kaurismaki avec Juha en 1999 avaient déjà joué ce jeu, pour ce dernier avec bonheur, car son film ne reposait pas, comme les autres, sur un truc (un parlant privé de paroles) mais une recréation parfaite, digne de la version originale de 1921 du maître Mauritz Stiller (1).

Le cinéma muet est toujours vivace, donc. En attestent les quelques centaines d’habitués des Giornate del cinema muto de Pordenone ou d’Il cinema ritrovato de Bologne. Et la section « Sublimes moments du muet » du festival Lumière de Lyon, et les projections régulières de la Cinémathèque, pas seulement fréquentées par des nostalgiques chenus. Et les éditions DVD récentes des chefs-d’œuvre de Murnau et de Borzage, saluées ici même. Les trois décennies qui ont précédé 1928 n’ont pas fini d’être explorées et les perles inconnues qu’elles recèlent viennent peu à peu au jour. Les deux pavés – très exactement 2,450 kg à eux deux – signés Brownlow et Richard, consacrés au cinéma muet, l’un américain, l’autre français, apportent quelques briques supplémentaires, et de quel gabarit, à notre connaissance toujours parcellaire de la période.

La parade est passée… est un ouvrage légendaire, que tous les amateurs pratiquent depuis sa publication en 1968, et qui n’a mis que quarante-trois ans à être traduit (sept ans de moins, certes, que la Théorie du film de Siegfried Kracauer). Si les éditeurs s’enhardissent ainsi, peut-être verrons-nous un jour une traduction de People Will Talk, autre livre fondateur de John Kobal… Kevin Brownlow est un des historiens britanniques les plus affûtés du circuit, un érudit véritable qui ne se contente pas de pondre à la commande des Dictionnaires amoureux de cinéastes comme la mode en est venue ou de jouer du copié/collé pour publier trois titres par an. Son travail pour une connaissance neuve de Chaplin est exemplaire et les documentaires qu’il a réalisés sur le sujet sont des modèles. On est même prêt à lui pardonner sa passion pour Abel Gance, tant il a œuvré pour redonner à Napoléon la forme la plus proche des rêves de son auteur. Sa méthode ne repose pas sur des on-dit non vérifiés ou sur sa seule mémoire, mais sur un examen précis des faits, comme l’attestent les douze pages de sources bibliographiques en annexe. Et l’Oscar d’honneur qu’il a reçu en 2010 pour « sa chronique sage et dévouée des années de parade » est la chose la mieux justifiée au monde.

Brownlow revient dans sa préface sur sa découverte, enfant des années quarante, du cinéma muet, via l’achat de bobines anonymes de films 9,5 mm, et l’engrenage qui l’a happé, de bibliothèques en brocanteurs, dans une recherche de merveilles jamais achevée. Il rencontre les quelques acteurs américains du muet retirés en Angleterre, puis, en 1964, à 26 ans, part pour les États-Unis, où, en grande partie, les légendes étaient encore vivantes et en état de témoigner. The Parade’s Gone By… rend compte de cette première exploration fructueuse : la table des noms abordés, que l’auteur les ait rencontrés ou recueilli des souvenirs à leur sujet, est un Gotha du Tout-Hollywood, Allan Dwan, Henry King, Mary Pickford, Sternberg, Griffith, DeMille, William Wellman, Louise Brooks, côté étoiles de première grandeur, mais aussi côté obscur, des techniciens – Charles Rosher, immense chef-opérateur de Murnau, ou Margaret Booth et William Hornbeck, monteurs hors pair. L’intérêt des échanges tient à ce que Brownlow sait de quoi il parle : il connaît la carrière de ses interlocuteurs de façon presque aussi détaillée qu’eux et peut détecter les enjolivements de la mémoire ; critique autant qu’historien, il a vu la plupart des films évoqués et sait que les chefs-d’œuvre n’étaient pas plus nombreux à l’époque qu’aujourd’hui. S’il est parfois de parti pris – Louise Brooks lui reproche vertement d’avoir chargé DeMille sans confronter les ragots et les faits –, il l’avoue sans ambages. Le livre, fourmillant d’anecdotes, se déguste comme un mille-feuilles, chaque strate se révélant aussi savoureuse que la précédente.

Le seul reproche que l’on puisse adresser à l’ouvrage, et non à son auteur, est d’être daté. En 1968, le cinéma muet était encore en partie une terra incognita – le livre a été une base pour d’autres recherches. Depuis, nombre de films réputés disparus ont refait surface – ainsi cette année encore à Bologne un King Vidor perdu (2), The Real Adventure (1922) – et des cinéastes alors sans traces, comme Charles Brabin, ont perdu un peu de leur mystère. L’histoire n’est jamais fermée. On peut s’étonner enfin que, parmi les sources multiples auxquelles Brownlow a fait appel, manquent les riches témoignages de Robert Florey, cinéaste français établi à Hollywood dès le début des années vingt et dont Deux ans à Hollywood (1924) et Hollywood d’hier et d’aujourd’hui (1948) sont fondamentaux. Il n’importe : La parade est passée… est un régal pour tous, amateurs et débutants, et nul besoin d’un master en sémiologie de l’image pour y trouver son miel. Et si l’on précise que le livre est fabriqué avec le soin habituel à la collection et comporte 60 pages d’index, on aura décrit l’ouvrage le plus roboratif à consommer entre deux réveillons.

Jacques Richard est moins connu que son collègue anglais, c’est un chercheur de l’ombre, qui, depuis son Histoire comparée du cinéma parue en 1968, n’avait publié que deux opuscules de la revue (disparue) Archives sur les comiques français primitifs. Le prière d’insérer de son Dictionnaire des acteurs du cinéma muet en France présente celui-ci comme le résultat d’un travail de vingt ans, ce qui semble court pour une telle somme. La période muette en France commence à être un objet de recherches pour les jeunes universitaires, après les travaux des défricheurs Raymond Chirat, Francis Lacassin, Éric Le Roy, Henri Bousquet, Jean Gili et autres : l’œuvre de cinéastes comme Léonce Perret, André Sauvage, André Antoine, Albert Capellani est dé­sormais arpentée, la revue 1895 (n° 33, juin 2001) a même esquissé un « Dictionnaire du cinéma français des années 20 ». Mais le travail de Jacques Richard est absolument ébahissant, qui a ainsi réuni plus de 700 noms (avec photos) de comédiens ayant œuvré avant 1929, et dont nous ne connaissions pas la moitié ; car, aux évidents Musidora, Sarah Bernhardt, Mistinguett, René Navarre-Fantômas, René Cresté-Judex ou Pierre « Chien andalou » Batcheff, et aux déjà moins évidents Arquillière-Zigomar ou Lucien « Coquille et clergyman » Bataille, s’ajoutent une guirlande d’inconnus – au hasard, Joe Alex, Karlmos, Raoul Praxy ou Zinel, chacun muni d’une filmographie de plusieurs dizaines de titres. Tout en sachant qu’il existe peu de chances que l’on identifie jamais Émilien Richaud dans Mea culpa (Champavert, 1918) ou René Lantini dans Bigorno nègre (Bosetti, 1914), avouons notre fascination devant tous ces médaillons, ces vies minuscules de comédiens oubliés. Consacrer ainsi autant d’années à une tâche aussi désintéressée (honneur à l’éditeur aventureux) que d’élever un mémorial à ces regards chers qui se sont éteints redonne un peu d’espoir dans l’humain.

  1. Le dernier titre de Kaurismaki, Le Havre, peut-être le plus beau film de Cannes 2011, sort le 21 décembre, cadeau festif de choix.
  2. King Vidor sur lequel Brownlow est d’ailleurs curieusement muet, comme sur Raoul Walsh, Erich von Stroheim, William Wyler et quelques autres.
Lucien Logette

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